Internet:
L'éffroit et l'éxtase
Et les citoyens du Sud ?
Le développement d'Internet n'échappe pas aux logiques sociales. Il introduit même une nouvelle inégalité entre << inforiches >> et << infopauvres >>. Que faire pour la réduire ?
par Alain Gresh
<< Aujourd'hui, 20 % du monde consomment 80 % de ses ressources, un quart d'entre nous a un niveau de vie acceptable pendant que les trois quarts n'en bénéficient pas ; comment ce fossé peut-il être comblé ? ([1]) >>, s'interroge M. Nicholas Negroponte, fondateur du Medialab au Massachusetts Institute of Technology (MIT). Bonne question à l'heure où tant de barrières s'élèvent entre le Nord et le Sud, et surtout entre riches et pauvres de la planète. La réponse de l'auteur de l'Homme numérique est d'une terrassante simplicité : << Pendant que des politiciens se débattent avec l'héritage de l'histoire, explique-t-il, une nouvelle génération, libérée des vieux préjugés, émerge du paysage numérique. Ces mômes ne sont plus obligés de tabler sur la proximité physique pour avoir une chance de se faire des amis, avec lesquels collaborer, jouer, se sentir proches. La technologie numérique peut être une force naturelle attirant les gens dans une plus grande harmonie mondiale. >>
Par quel miracle les << mômes >> des bidonvilles de Lima, de villages d'Afrique ou ceux des banlieues new-yorkaises se retrouveront-ils dans le cyberespace? Les nouveaux prophètes de la << révolution de l'information >> ne le disent pas. Avant-hier, les chantres du progrès technologique annonçaient que les chemins de fer mettraient un terme aux guerres et à la lutte des classes ; hier ce rôle était dévolu au téléphone ; désormais Internet a remplacé ces cultes moribonds.
Les nouveaux réseaux de communication représentent incontestablement une spectaculaire avancée. Grâce à eux, les médecins ruraux de Zambie sollicitent, en cas d'urgence, un hôpital de la capitale. Le groupe Mujer a mujer (<< Femme à femme >>) de Mexico a pu réunir suffisamment de données sur une société textile américaine qui s'installait dans le pays pour négocier avec sa direction dans de meilleures conditions ([2]). Aux Etats-Unis, la décision de câbler gratuitement l'école Christophe-Colomb à Union City (New Jersey), quartier où la majorité des familles sont originaires d'Amérique latine, et d'offrir aux élèves de douze ans un ordinateur a permis à cette école d'obtenir les meilleurs résultats scolaires du district ([3]).
Pourtant, le développement d'Internet n'échappe pas aux logiques sociales et aux clivages entre riches et pauvres - ni en termes de contenu des informations, ni en termes d'accès à celles-ci. Pour des raisons historiques, les institutions publiques, les universités, les organisations non gouvernementales sont encore dominantes sur la Toile (le World Wide Web). Si les difficultés de mise en place de modes de paiement électronique sûrs ont, et c'est une chance, retardé la commercialisation du réseau, la question de savoir qui dominera le contenu de l'information qui y circule reste posée.
Comme le remarque Benjamin Barber, auteur d'un ouvrage intitulé Jihad contre McWorld ([4]),<< technologiquement, Internet est un média décentralisé. Il est interactif, fournit de nombreuses possibilités de communications horizontales (de citoyen à citoyen, de groupe à groupe) >>. Mais avant que les pauvres du monde soient connectés, Internet risque d'être<< une filiale de News Corporation ou de Time Warner, et donc bien moins utile ([5]) >>.
Le dilemme est bien résumé par Peter Constantini, journaliste à Inter Press Service, à Seattle :<< Au fond de la Sierra Madre, dans le sud du Mexique, les petits producteurs de café peuvent maintenant, de manière électronique, moissonner des informations sur l'agriculture, la biologie, les marchés du monde entier - au moins en théorie. (...) Au fond de leurs bureaux de la Silicon Valley, les responsables des entreprises de télécommunications consultent leur sismographe économique pour analyser la moindre variation de comportement des fermiers mexicains et de leurs milliards de collègues dans le monde. Mais ce que ces dirigeants veulent communiquer peut, ou peut ne pas être, ce que les fermiers veulent savoir ([6]). >>
En outre, pour avoir accès au contenu, quel qu'il soit, encore faut-il être << branché >>. Même aux Etats-Unis, le pays le plus développé dans ce domaine, le profil de l'internaute est très typé : un homme, blanc, à revenus élevés. La logique de la déréglementation des communications risque d'accélérer un clivage qui ne sépare pas seulement le Nord et le Sud. Comme l'observe M. Stéphane Corriveau, de l'association Alternatives, un réseau d'action et de communication québécois engagé dans le développement des réseaux, le but de l'entreprise privée est d'<< atteindre seulement les portions des populations susceptibles de devenir des marchés, peu importe où elles se trouvent >>. << Au Brésil, par exemple, dit-il, on peut estimer que le quart de la population répond à ce critère. Cela fait un nouveau marché non négligeable d'au moins cinquante millions de personnes. Le même raisonnement s'applique à la Chine et à tous les autres pays. Ces couches de la société qui << fonctionnent >> suffisent à justifier les investissements. Les autres, la grande majorité de la population mondiale, sont [des] laissés-pour-compte ([7]) >>.
Au Nord également, le secteur privé ne s'intéresse qu'au << consommateur solvable >> et ne craint pas de manipuler le marché. Depuis de nombreuses années, M. Nicholas Negroponte dénonce la manière dont les prix des ordinateurs sont maintenus artificiellement à un niveau élevé ([8]). La privatisation des télécommunications ne risque-t-elle pas de se faire au profit des << consommateurs solvables >> ? Ainsi, le projet de loi sur la réglementation des communications, discuté par l'Assemblée nationale depuis le début du mois, prévoit une augmentation des prix des abonnements des particuliers et des communications locales, alors que les tarifs des communications internationales et pour les entreprises seront revus à la baisse ([9]). Les riches au détriment des pauvres, les hommes au détriment des femmes, les urbains au détriment des ruraux, telle semble être la logique d'un marché échappant à tout contrôle. Internet parviendra-t-il à s'en dégager ?
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(1) Nicholas Negroponte, L'Homme numérique, Robert Laffont, Paris, 1995, pp. 282-283.
(2) The Internet and the South : Superhighway or dirt-track ? Panos, Londres, 1995. Le texte est disponible à l'adresse électronique : http://www.oneworld.org/panos/
(3) Newsweek, 27 février 1995. Sur une autre expérience de lutte contre les inégalités lire "How to hide poverty behind Net curtains", New Scientist, 17
février 1996.
(4) Benjamin Barber, Jihad vs. McWorld, Random House, New York, 1995.
(5) Cité par Peter Constantini, "The Third Wave Hits the Third World". Ce texte est une contribution au débat sur Internet et les rapports Nord-Sud lancé par Le Monde diplomatique et auquel ont participé des centaines d'internautes de différents pays.
(6) Peter Constantini, op. cit.
(7) Cité par Claudine Levesque, "Internet est-il le Messie revenu sur terre ?", article paru dans le no 8-9 de Temps fou, décembre 1995, disponible sur Internet à l'adresse suivante : http://www.infobahnos.com/~claudine
(8) Lire Nicholas Negroponte, "Affordable Computing", Wired, juillet 1995.
(9) Le Canard enchaîné, 10 avril 1996.
[From: Le Monde diplomatique - mai 1996 - Page 17]