Louise Desrenards on Fri, 3 Apr 2015 22:40:02 +0200 (CEST) |
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[Nettime-fr] L'art contemporain et la mémoire du poisson (le fil que nous avons perdu et 'humour que nous n'avons plus) |
D'une considération sur l'art contemporain en 2012 à Istanbul à un poisson d'avril sur le Whitney à New York en 2015... 1. Voici la transcription en 2015 par Christina McPhee (via ma traduction) de la vidéo, où la critique d'art et philosophe Keri Chukrov * informe la note thématique "On a False Democracy of Contemporary Art " (Sur la fausse démocratie de l'art contemporain) de la conférence annuelle "Museums Beyond the Crises" (Les musées au-delà des crises) d'istanbul en novembre 2012 : "Keri Chukrov: "Aujourd'hui, le problème auquel sont confrontées de nombreuses pratiques de l'art contemporain avec l'institution, au plus proche de la structure de la commande, est qu'elles soient tombées à la fois dans ce que construit l'esthétique et ce qui tenait en sublimité la non-esthétique; elles sont tombées du canon de la rigidité du modernisme et de l'horizon utopique de l'avant-garde, mais elles, elles ne parviennent pas à revenir aussi aux pratiques du réalismes pré-moderniste, parce que les langages de l'art contemporain ne peuvent pas aider à diminuer la dimension de l'événement, l'anthropologie du vivant à travers l'événement. Cependant, ce qui est devenu si important dans la poétique hautement instituée de l'art contemporain, ce sont les langages de l'auto-historicité, auto-instituants, s'auto-installant dans le cadre de ce qui constitue l'art contemporain comme territoire. Et ceci est un besoin très spécifique d'un contexte, qui n'est pas historique, ni esthétique et pas même politique, sauf que c'est un contexte institutionnel. L'objet de l'art ce n'est pas tellement l'artiste, ni la méthodologie artistique quelle qu'elle soit, mais l'élan même de l'affiliation institutionnelle avec la géopolitique progressiste de l'art contemporain, ce qui amène une stipulation étrange, que la pratique de l'art aujourd'hui soit subalterne, ultérieure, conséquente du travail institutionnel. C'est un changement de paradigme, il n'est pas bon ni mauvais, il est là. L'art contemporain en tant qu'institut (établissement), pas comme institution, ce n'est même plus la question de la bureaucratie régissant la pratique créative, mais que la pratique créative ne soit pas possible sans intérioriser l'art contemporain entendu comme motivation première de la production, en tant qu'institut (établissement). Et nous savons tous combien il est important pour une oeuvre d'art aujourd'hui de devenir elle-même une quasi-institution, une pratique quasi-instituée. Et nous savons tous combien il est important pour un travail d'art aujourd'hui qu'il doive devenir une quasi-institution, une pratique quasi-instituée. Paradoxalement l'art s'épuise s'il ne trouve pas d'intérêt au-delà des limites de l'art, que ce soit le réel, le sublime, le signifié, une fois dénoncé par le modernisme. Et je crois que l'art parle de ces zones non artistiques, non pas à la charge du rejet de soi, mais par l'intermédiaire des modes extraordinaires qui sont artistiques, non pas tant parce qu'ils sont esthétiques, mais parce qu'ils sont générés par le lien éventuel entre la subjectivité et le réel. La condition pragmatique d'aujourd'hui consiste en ce que l'art du Grand Autre [chez Lacan, ce qui est perçu d'autrui et qui n'est pas soi -- dénué de conscience de projection de soi], l'art du Réel (du vrai), l'art du sublime, est aujourd'hui l'institut d'art contemporain lui-même." " https://vimeo.com/57834416 "CIMAM 2012 Annual Conference / KEYNOTE SPEECH 03 / KETI CHUKHROV / Philosopher, Berlin / Moscow / On a False Democracy of Contemporary Art / CIMAM 2012 Annual Conference "Museums Beyond the Crises" took place in Istanbul, 12-14 November 2012 and was hosted by SALT / For more information about CIMAM 2012 Annual Conference please visit cimam.org or email us at info@cimam.org" * Philosophe, professeure à Berlin et à Moscou, Keti Chukrov est à la fois une spécialiste de la pensée critique du monde post-soviétique (notamment la Russie) et du monde post-colonial (occidental). http://www.formerwest.org/Contributors/KetiChukhrov 2. Et de l'établissement comme art contemporain aux galeries en tant que les véritables artistes contemporains il n'y avait qu'un pas à franchir le premier avril, mais par des gens à la fois aigus et amusants (on se dit que les représentants de la structure institutionnelle et leurs critiques sont ici bien tristes, sinistres même), dans l'éditorial de Hyperallergenic, qui avec une logique implacable annonçait il y a deux jours que cette année que le Whitney Museum, dont la Biennale était réputée et attendue chaque fois pour annoncer les nouvelles tendances et/ou prédictions du marché futur, allait cesser, pour passer à un programme consacré aux galeries : http://hyperallergic.com/195315/whitney-museum-replacing-biennial-with-program-devoted-to-art-galleries/ Je traduis un extrait relevé par Christina McPhee: "Nous voulons être l'institution qui raconte l'histoire contemporaine de l'art américain comme il se fait" a ajouté Weinberg**. "Après une longue période d'auto-examen, nous avons réalisé que la meilleure façon de le faire était d'aller au-delà de montrer les artistes américains et de souligner le travail des marchands d'art américains, qui sont les vrais artistes." ** Adam D. Weinberg, est le directeur du Musée du Whitney depuis 2003, après en avoir été un conservateur, et plutôt classique (éventuellement peu audacieux, ce qui serait un clin d'oeil supplémentaire dans l'édito de Hyperallergenic... Voir l'article d'Elisabeth Lebovici dans Libération le 9 août 2003 : http://www.liberation.fr/culture/2003/08/09/le-whitney-museum-tient-son-nouveau-directeur_441885 EPILOGUE Ça ressemblait à un hoax d'avril mais peut-être pas -- tant cela ressemblait aussi à la libéralisation privative de toute choses publique ou de rassemblement collectif. Donc voilà le Whitney haut siège de la Biennale qui édictait les nouvelles tendances de l'art contemporain supprimant sa glorieuse biennale pour la remplacer par un programme dédié aux galeries. Ne serait resté que la Documenta déjà bien atteinte elle-même ! Cela voulait dire, plutôt, que tous les concepts du corps propre de l'art étant éculés et outrepassés à la fois par le dispositif commercial et le dispositif institutionnel, dans l'ère où la fin de l'histoire de l'art -- des formes et des genres -- n'a d'égal que celle de l'Histoire qui la contient, où le progrès n'est plus affecté du sens symbolique de l'innovation moderne, ni par conséquent l'art d'avant-garde, on pouvait revenir à Baudrillard, pour rallier le fill de cette plaisanterie. Baudrillard l'avait déjà déclaré en ces lieux mêmes lors d'une fameuse Biennale du Whitney en 1987... ce qui à l'époque lui avait valu un retour de haine, qui commença avant même le 11/9/ 2001... et se conclut ensuite en France sous le terme de "complot de l'art". http://www.ubishops.ca/baudrillardstudies/vol4_3/v4-3-article4-lesliecurtis.html La der des dernières Biennale du Whitney aurait donc eu lieu l'an passé, en 2014, justement sous les augures francophiles de Semiotext(e).... http://frenchculture.org/visual-and-performing-arts/news/touch-france-2014-whitney-biennial MAIS il n'en est rien sinon le jeu du sourire. C'EST UN POISSON D'AVRIL ! La machine n'en finira jamais de se reproduire identique à elle-même serait-elle devenue évidée du sens symbolique commun, émigrée vers le réseau et le flux du marché. L'ANCËTRE Le complot de l'art Jean BAUDRILLARD 20 mai 1996 à 04:53 Si dans la pornographie ambiante s'est perdue l'illusion du désir, dans l'art contemporain s'est perdu le désir de l'illusion. Dans le porno, rien ne laisse plus à désirer. Après l'orgie et la libération de tous les désirs, nous sommes passés dans le transsexuel, au sens d'une transparence du sexe, dans des signes et des images qui en effacent tout le secret et toute l'ambiguïté. Transsexuel, au sens où ça n'a plus rien à voir avec l'illusion du désir, mais avec l'hyperréalité de l'image. Ainsi de l'art, qui lui aussi a perdu le désir de l'illusion, au profit d'une élévation de toutes choses à la banalité esthétique, et qui donc est devenu transesthétique. Pour l'art, l'orgie de la modernité a consisté dans l'allégresse de la déconstruction de l'objet et de la représentation. Pendant cette période, l'illusion esthétique est encore très puissante, comme l'est, pour le sexe, l'illusion du désir. A l'énergie de la différence sexuelle, qui passe dans toutes les figures du désir, correspond, pour l'art, l'énergie de dissociation de la réalité (le cubisme, l'abstraction, l'expressionnisme), l'une et l'autre correspondant pourtant à une volonté de forcer le secret du désir et le secret de l'objet. Jusqu'à la disparition de ces deux configurations fortes -la scène du désir, la scène de l'illusion- au profit de la même obscénité transsexuelle, transesthétique -celle de la visibilité, de la transparence inexorable de toutes choses. En réalité, il n'y a plus de pornographie repérable en tant que telle, parce que la pornographie est virtuellement partout, parce que l'essence du pornographique est passée dans toutes les techniques du visuel et du télévisuel Mais peut-être, au fond, ne faisons-nous que nous jouer la comédie de l'art, comme d'autres sociétés se sont joué la comédie de l'idéologie, comme la société italienne par exemple (mais elle n'est pas la seule) se joue la comédie du pouvoir, comme nous nous jouons la comédie du porno dans la publicité obscène des images du corps féminin. Ce strip-tease perpétuel, ces phantasmes à sexe ouvert, ce chantage sexuel - si tout cela était vrai, ce serait réellement insupportable. Mais, heureusement, tout cela est trop évident pour être vrai. La transparence est trop belle pour être vraie. Quant à l'art, il est trop superficiel pour être vraiment nul. Il doit y avoir un mystère là-dessous. Comme pour l'anamorphose: il doit y avoir un angle sous lequel toute cette débauche inutile de sexe et de signes prend tout son sens mais, pour l'instant, nous ne pouvons que le vivre dans l'indifférence ironique. Il y a, dans cette irréalité du porno, dans cette insignifiance de l'art, une énigme en négatif, un mystère en filigrane, qui sait? une forme ironique de notre destin? Si tout devient trop évident pour être vrai, peut-être reste-t-il une chance pour l'illusion. Qu'est-ce qui est tapi derrière ce monde faussement transparent? Une autre sorte d'intelligence ou une lobotomie définitive? L'art (moderne) a pu faire partie de la part maudite, en étant une sorte d'alternative dramatique à la réalité, en traduisant l'irruption de l'irréalité dans la réalité. Mais que peut encore signifier l'art dans un monde hyperréaliste d'avance, cool, transparent, publicitaire? Que peut signifier le porno dans un monde pornographié d'avance? Sinon nous lancer un dernier clin d'oeil paradoxal - celui de la réalité qui se rit d'elle-même sous sa forme la plus hyperréaliste, celui du sexe qui se rit de lui-même sous sa forme la plus exhibitionniste, celui de l'art qui se rit de lui-même et de sa propre disparition sous sa forme la plus artificielle: l'ironie. De toute façon, la dictature des images est une dictature ironique. Mais cette ironie elle-même ne fait plus partie de la part maudite, elle fait partie du délit d'initié, de cette complicité occulte et honteuse qui lie l'artiste jouant de son aura de dérision avec les masses stupéfiées et incrédules. L'ironie aussi fait partie du complot de l'art. L'art jouant de sa propre disparition et de celle de son objet, c'était encore un grand oeuvre. Mais l'art jouant à se recycler indéfiniment en faisant main basse sur la réalité? Or la majeure partie de l'art contemporain s'emploie exactement à cela: à s'approprier la banalité, le déchet, la médiocrité comme valeur et comme idéologie. Dans ces innombrables installations, performances, il n'y a qu'un jeu de compromis avec l'état des choses, en même temps qu'avec toutes les formes passées de l'histoire de l'art. Un aveu d'inoriginalité, de banalité et de nullité, érigé en valeur, voire en jouissance esthétique perverse. Bien sûr, toute cette médiocrité prétend se sublimer en passant au niveau second et ironique de l'art. Mais c'est tout aussi nul et insignifiant au niveau second qu'au premier. Le passage au niveau esthétique ne sauve rien, bien au contraire: c'est une médiocrité à la puissance deux. Ça prétend être nul: <<Je suis nul! Je suis nul!>> -et c'est vraiment nul. Toute la duplicité de l'art contemporain est là: revendiquer la nullité, l'insignifiance, le non-sens, viser la nullité alors qu'on est déjà nul. Viser le non-sens alors qu'on est déjà insignifiant. Prétendre à la superficialité en des termes superficiels. Or la nullité est une qualité secrète qui ne saurait être revendiquée par n'importe qui. L'insignifiance - la vraie, le défi victorieux au sens, le dénuement du sens, l'art de la disparition du sens- est une qualité exceptionnelle de quelques oeuvres rares, et qui n'y prétendent jamais. Il y a une forme initiatique de la nullité, comme il y a une forme initiatique du rien, ou une forme initiatique du Mal. Et puis, il y a le délit d'initié, les faussaires de la nullité, le snobisme de la nullité, de tous ceux qui prostituent le Rien à la valeur, qui prostituent le Mal à des fins utiles. Il ne faut pas laisser faire les faussaires. Quand le Rien affleure dans les signes, quand le Néant émerge au coeur même du système de signes, ça, c'est l'événement fondamental de l'art. C'est proprement l'opération poétique que de faire surgir le Rien à la puissance du signe - non pas la banalité ou l'indifférence du réel, mais l'illusion radicale. Ainsi Warhol est vraiment nul, en ce sens qu'il réintroduit le néant au coeur de l'image. Il fait de la nullité et de l'insignifiance un événement qu'il transforme en une stratégie fatale de l'image. Les autres n'ont qu'une stratégie commerciale de la nullité, à laquelle ils donnent une forme publicitaire, la forme sentimentale de la marchandise, comme disait Baudelaire. Ils se cachent derrière leur propre nullité et derrière les métastases du discours sur l'art, qui s'emploie généreusement à faire valoir cette nullité comme valeur (y compris sur le marché de l'art, évidemment). Dans un sens, c'est pire que rien, puisque ça ne signifie rien et que ça existe quand même, en se donnant toutes les bonnes raisons d'exister. Cette paranoïa complice de l'art fait qu'il n'y a plus de jugement critique possible, et seulement un partage à l'amiable, forcément convivial, de la nullité. C'est là le complot de l'art et sa scène primitive, relayée par tous les vernissages, accrochages, expositions, restaurations, collections, donations et spéculations, et qui ne peut se dénouer dans aucun univers connu, puisque derrière la mystification des images il s'est mis à l'abri de la pensée. L'autre versant de cette duplicité, c'est, par le bluff à la nullité, de forcer les gens, a contrario, à donner de l'importance et du crédit à tout cela, sous le prétexte qu'il n'est pas possible que ce soit aussi nul, et que ça doit cacher quelque chose. L'art contemporain joue de cette incertitude, de l'impossibilité d'un jugement de valeur esthétique fondé, et spécule sur la culpabilité de ceux qui n'y comprennent rien, ou qui n'ont pas compris qu'il n'y avait rien à comprendre. Là aussi, délit d'initié. Mais, au fond, on peut penser aussi que ces gens, que l'art tient en respect, ont tout compris, puisqu'ils témoignent, par leur stupéfaction même, d'une intelligence intuitive: celle d'être victimes d'un abus de pouvoir, qu'on leur cache les règles du jeu et qu'on leur fait un enfant dans le dos. Autrement dit, l'art est entré (non seulement du point de vue financier du marché de l'art, mais dans la gestion même des valeurs esthétiques) dans le processus général de délit d'initié. Il n'est pas seul en cause: la politique, l'économie, l'information jouissent de la même complicité et de la même résignation ironique du côté des <<consommateurs>>. <<Notre admiration pour la peinture est la conséquence d'un long processus d'adaptation qui s'est opéré pendant des siècles, et pour des raisons qui très souvent n'ont rien à voir avec l'art ni l'esprit. La peinture a créé son récepteur. C'est au fond une relation conventionnelle>> (Gombrowicz à Dubuffet). La seule question, c'est: comment une telle machine peut-elle continuer de fonctionner dans la désillusion critique et dans la frénésie commerciale? Et si oui, combien de temps va durer cet illusionnisme, cet occultisme -cent ans, deux cents ans? L'art aura-t-il droit à une existence seconde, interminable - semblable en cela aux services secrets, dont on sait qu'ils n'ont plus depuis longtemps de secrets à voler ou à échanger, mais qui n'en fleurissent pas moins, en pleine superstition de leur utilité, et en défrayant la chronique mythologique. http://www.liberation.fr/tribune/1996/05/20/le-complot-de-l-art_170156 -- --- Quelques liens Keti Chukrov, "The Socialist Past" (Le passé socialiste) : http://monumenttotransformation.org/atlas-of-transformation/html/s/socialist-past/the-socialist-past-keti-chukhrov.html Tous les articles d'Elisabeth Lebovici publiés dans le journal Libération depuis 1996 jusqu'à 2008 : http://www.liberation.fr/auteur/6510-elisabeth-lebovici Son blog "le beau vice" : http://le-beau-vice.blogspot.fr/ Tous les articles de Jean Baudrillard publiés dans le journal Libération depuis 1996 jusqu'à 2006 : http://www.liberation.fr/auteur/2525-jean-baudrillard Sur la rue Denoyez à Paris XXe, dont la clôture de l'ultimatum de la Mairie de Paris a mis les artistes à la porte ces jours ci : http://le-beau-vice.blogspot.fr/2015/04/nouvelle-mochete-parisienne-un-numero.html (Sans doute n'est-il pas inutile de rappeler que l'argument de faire des logements sociaux pouvait parfaitement s'accommoder de la rénovation des bâtiments sans les raser -- pour construire des immeubles dont seulement une toute petite partie d'appartements seront dédiés au logement social). ----- _______________________________________________ Nettime-fr mailing list http://www.nettime.org/cgi-bin/mailman/listinfo/nettime-fr