Aliette Guibert-Certhoux on Thu, 18 Oct 2012 17:40:35 +0200 (CEST)


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[Nettime-fr] La question irréductible posée par le pragmatisme de Chomsky ou : prendre l'ombre pour la proie


Réponse à l'article Comment fonctionne le monde de Noam Chomsky

http://www.larevuedesressources.org/comment-fonctionne-le-monde-de-noam-chomsky,2387.html

C’est pire que vous le dites dans l’introduction. Il y a une entreprise de malveillance immédiatement discernable, En effet, il n’y a pas de finalisme dans la linguistique générative, ce qui est universel c’est le langage mathématique en tant que structure totalement inventée et abstraite au-dessus de toute loi de la nature, justement pour définir des codes communs de discussion entre les chercheurs, et d’abord comme code de négociation critique de son propre système pour le chercheur qu l’établit, et nullement l’attribution d’un code universel attribuable à la nature.

Dire qu’il y a Dieu dans la linguistique de Chomsky revient à dire qu’il y aurait Hitler derrière ce texte, en réalité éminemment conservateur et intégriste chrétien caché derrière un faux raisonnement matérialiste, or Hitler était athée. Il simule une critique matérialiste de la linguistique et attribue une critique conservatrice à la politique. Ce n’est même pas un registre hétérogène de deux échelles d’étude dialectique, entre synchronie et diachronie, c’est tout simplement irrecevable car non pertinent — à ne pas confondre avec impertinent, car ici nous sommes dans une manipulation délibérée ou alors face à un inculte ou à un débile léger de niveau un capable de la performance du raisonnement rationaliste sans concevoir le sens général de son raisonnement...

Vous me direz que c’est courant aujourd’hui, que de confondre la performance imitative ou répétitive avec la compétence, mais pour autant donner lieu à communiquer ce genre de performance est alarmant à moins que ce ne soit pour s’en amuser.

Il n’y a pas Dieu dans les langues selon Chomsky il y a la compétence (le modèle comme structure évolutive éduquée — et non innée) et la performance (la capacité dynamique de faire évoluer le modèle).

Si je parle de synchronie et de diachronie c’est qu’en réalité monsieur Hawkes ne paraît pas ignorer, puisqu’il tente de l’imiter, mais en falsifiant les règles par une manipulation des données hétérogènes qu’il considère en les posant comme deux interprétations opposées, et jugeant selon leur opposition binaire, et non pas comme deux termes d’une lecture dialectique (il ne pourrait pas puisqu’il passe à côté des données contradictoires pouvant faire l’objet d’une dialectique de Chomsky et Chomsky), de ne pas citer que Chomsky est d’abord un grand structuraliste élève de Zelig Harris, grand émule de Levi-Strauss.

Harris a mis en place une linguistique structuraliste sur laquelle Noam Chomsky a établi la linguistique générative, en étudiant les variations d’une langue à l’autre, les référant, pour les évaluer à des modèles mathématiques. Il n’y a nullement Dieu là-dedans. Il y a les mathématiques. Ce ne sont pas des anthropologues ni des adeptes du gène, tout au contraire ce sont des scientifiques matérialistes quasiment réductionnistes de leur discipline (heureusement hétérogène) — si ce n’était la capacité performative des langues d’intégrer l’environnement (éducation contexte et histoire) qui est principalement la grande préoccupation scientifique de Chomsky, et ce qui a mené à concevoir la possibilité des langages experts en informatique, depuis l’étude non pas des universaux mais des variations syntaxiques d’une langue à l’autre.

Le structuralisme est une dialectique qui comprend un réductionnisme du corpus observé dans une tranche d’état de l’objet observé, descriptif et statique, et la comparaison diachronique entre deux états de cet objet en des lieux ou des moments différents, mais la synthèse de cette méthode est dialectique, et admet des données exogènes avec la considération en durée de ces phénomènes, l’histoire, qui forcément fait entrer des paramètres externes de l’objet observé mais qui le modifient. En quoi l’environnement entre dans le structuralisme au-delà de son dogme, et d’ailleurs on l’a parfaitement compris avec la performance particulièrement remarquable que Foucault a faite de son propre usage du structuralisme par rapport aux objets qu’il a étudiés et les concepts qu’il en a définis, et qui ne contredit en rien son engagement politique d’autre part, précisément d’autant plus honnête qu’il n’engage pas sa pensée scientifique idéologiquement parlant, mais dialectiquement avec sa pratique — et non conflictuellement.

Exactement comme chez Chomsky.

Mais chez Chomsky il n’y a pas l’histoire des langues qui entre dans la linguistique générative, sinon l’histoire de la linguistique générative elle-même à différentes étapes de son savoir, son épistémologie entrant en discussion avec des capacités de s’évaluer et de se réinventer, car il y a une rupture en effet entre la langue maternelle et l’établissement des codes de compétence prédictibles abstraits, qui s’évaluent seulement mathématiquement et expérimentalement dans leur capacité de reproductibilité évolutive, sensés permettre des codes de performance génératifs (et par conséquent on dit bien : évolutifs du modèle).

Il s’agit des syntaxes des langues éduquées et empiriquement pratiquées sur le long terme comme modèle particulièrement performatif des langages mathématiques prédictibles, mais nullement de définir le finalisme des langues dites "naturelles" en prouvant mathématiquement l’existence de Dieu dans leur structure.

Il s’agit par conséquent d’une intégration du dynamisme des langues naturelles dans le traitement des langages scientifiques en quoi c’est une méthodologie « organique » proche de la nouvelle biologie qui a prescrit l’exclusivité de l’hypothèse génétique. Et c’est un processus sémiotique étudié par des penseurs comme Gabriel Tarde (l’imitation et l’invention et leurs paramètres exogènes).

Ou la situation de Chomsky est plus délicate que celle de Foucault et de Lévi-Strauss, c’est qu’en effet il n’y a pas de morale ni d’éthique dans le domaine de l’abstraction qui est son domaine propre, tandis que les champs d’étude de Lévi-Strauss (le fondateur de la méthodologie structuraliste) comme ethnologue, et Foucault comme historien de la pensée et anthropologue des institutions, sont concrets et demeurent traditionnellement liés à l’éthique. Chomsky doit donc constituer un système éthique indépendant, un système sémiotique par conséquent hétéronome (inversant le statut de l’hétérotopie chez Foucault).

Une fois défini le champ concret de sa pensée politique, de la même façon il demeure structuraliste dans son évaluation expérimentale des phémomènes socio-politiques externes de sa discipline scientifique.

Ainsi ses recherches ont-elles été la base de l’informatique environnementale que nous connaissons aujourd’hui, et des langages experts requis pour dynamiser en réponses les grandes banques de données capables de résoudre ou du moins de suggérer des solutions aux problèmes posés par les scientifiques qui les questionnent, mais également les dispositifs militaires numériques de l’armement, de la reconnaissance des formes pour bombarder des cibles au Vietnam jusqu’aux drones.

À ce moment là que fait Chomsky, par exemple au moment de la guerre du Viet Nam, quand il constate l’effet de ses recherches contre un peuple en lutte ? Il se retire de cette recherche au risque d’être mis au banc de la Recherche sur les langages par l’armée qui en est le principal financier sinon le financier exclusif. D’une certaine façon cet engagement éthique lui vaudra le redoublement de sa notoriété publique et médiatique aux États-Unis, mais pas le maintien de l’importance du leadership institutionnel et opérationnel qu’il avait dans la Recherche. Seulement ce qu’il avait fondé était tel qu’on ne pouvait se passer de sa présence. Pourtant il a assumé les risques et a pris le parti de son changement d’un statut de pouvoir à un statut critique, sans renier son champ scientifique.

Il requiert son engagement matérialiste d’anarcho-syndicaliste qui instruit d’abord l’engagement critique éduqué du sujet qui pense, capable de performance de la conscience, dans un rapport au monde non seulement extensif de lui-même mais extérieur à lui-même pour mémoire de ce qu’il ignore (attitude éminemment scientifique expérimentale, et philosophiquement sceptique), c’est-à-dire, entre autre, l’usage guerrier pouvant être fait de son travail pacifique, (pour renvoyer à Einstein, qui informé par Niels Bohr — lui-même par Eisenberg — de la préparation d’une arme totale nazi, adopta alors auprès de Roosevelt, la position contraire de celle de Chomsky, en cautionnant l'arme atomique -- mais il faut rappeler que la condition demandée par les scientifiques pour y participer était qu'elle dût être partagée entre tous ceux qui combattaient le nazisme et notamment avec l'URSS. Ce avec quoi Roosevelt tomba d'accord -- mais pas Churchill, qui répondit non à Niels Bohr, trop tard pour que les physiciens pussent s'en retirer). Et sa conclusion -- celle de Chomsky, sans doute informé par ce qui arriva à Oppenheimer, est qu’il doive se retirer de la recherche militaire.... Or comme on l’a expliqué c’est exactement ce qu’il a fait au moment de la guerre du Viet Nam, alors qu’il était le leader des recherches payées par les militaires au MIT.

Et c'est ce qu'il demeure à faire aujourd’hui dans les situations analogues, du moins n’étant plus que professeur émérite il le poursuit au niveau de ses textes. et de ses interventions critiques et engagées.

La cohérence exigible par de mauvais ou faux penseurs comme monsieur Hawkes serait-elle de déployer la cohérence de façon rationaliste et naturaliste comme l’ont fait les penseurs qui ont soutenu le nazisme et la collaboration, précipitant leur potentiel créatif dans la plus lourde des idéologies ? Pourtant, certains n’y ont pas sombré, par conséquent ils exerçaient bien la différence entre la liberté de penser qui n’est pas une représentation mais une innovation abstraite, et la réalisation matérielle de la pensée. C’est vrai, Heidegger y a cédé, et c’est sa grande faiblesse éthique qui se dévoile en volonté de puissance sous sa philosophie magistrale, que d’avoir envisagé un universalisme du monde concret en tant qu'objet civilisationnel à l’égal d’un objet philosophique. Mais il l’a regretté rapidement et s’en est retiré avant la fin d’Hitler. N’empêche, il a failli d’avoir engagé sa pensée philosophique socialement en elle-même, n’en déplaise à Hannah Arendt. La question n’est pas morale mais du statut philosophique de devoir distinguer entre l’objet de la pensée et l’objet de la société (merci Saussure en deça), et en tous cas c’est une faute que Chomsky n’a pas commise, alors que des machines infernales comme celle proposée par le texte de monsieur Hawkes ne mènent qu’aux guerres binaires intellectuelles et matérielles.

Il est tout à fait logique, n’étant plus directement impliqué dans la recherche scientifique elle-même, vu son statut universitaire émérite dû institutionnellement au fait qu’il ait atteint l’âge de la retraite, sans discontinuer d’être utile au système auto-critique des universités de recherche qui se respectent, où essentiellement il encadre des travaux d’étudiants, que son activité de penseur politique prenne le pas sur son activité scientifique, puisqu’il n’a plus de statut de chercheur scientifique depuis lequel il pourrait poursuivre de se développer (car il le fait à travers son travail politique).

C’est d’abord, parce que jamais le point de vue politique ne l’a déserté depuis sa jeunesse élevée dans la différence de ses cultures (ascendante et environnementale), au sein même de sa famille, un matérialiste qui gère aussi la théorie et la pratique selon l’expérience directe des réalités dans lesquelles il s’implique (en témoigne sa relation entre les sciences et la société).

Par exemple, le mouvement BDS lui pose un problème éthique, alors il se rend en Israël pour faire une conférence mais cadrée par le redoublement d’une conférence en Cisjordanie. Au moment d’aller parler devant une assemblée de palestiniens, à leur tour, il est empêché manu militari d’aller en Cisjordanie. Des israéliens alarment le pouvoir pour en permettre la possibilité, car Chomsky a vécu plusieurs années avec son épouse dans un kibboutz, quand ils étaient jeunes parents, et finalement elle est accordée, et même le pouvoir insiste pour qu’il y aille. Et à ce moment là il répond : non. Et il ajoute « cela pour le coup reviendra à un boycott ». N’est-ce pas l’attitude que l’on devrait attendre de tout activiste anarcho-syndicaliste que de se déterminer collectivement en fonction des réalités éprouvées individuellement, d’après leur évaluation théorique ?

Voilà Chomsky.



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