Louise Desrenards on Tue, 13 Dec 2005 12:00:55 +0100 (CET)


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[nettime-fr] A propos d'un texte paru dans la Presse


A propos d'un texte paru ce week-end et déjà traduit en plusieurs langues,
dont installé - à juste titre de son contenu - dans des sites activistes en
Italie... le voici :
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Ce qui suit n'engage que mon point de vue mais n'est pas une simulation :

"L'Europe virtuelle" : un très beau texte de Baudrillard, sauf qu'il est une
sorte de hoax non
qu'il ne l'ait écrit lui-même, mais au contraire qu'il soit néanmoins signé
par quelqu'un
d'autre, et la composition des alinéas restructurée, de sorte que cela
modifie légèrement le sens sans changer les mots ni les phrases qui sont
bien les siens... in extenso, même.

Et de plus un texte bien avant la situation sociale et politique actuelle en
France, on le voit, quand on compare le point de vue à chaud de ses textes
de circonstances habituels, par exemple dans Rebonds (Libération), ne
s'agissant ici que du champ de la victoire du non au référendum et de son
sens, et n'évoquant en rien les dernières émeutes ni ses conséquences
répressives immédiates, ni la loi coloniale, ni, ni... bref disons le : un
beau texte,fort, mais un vieux texte qu'on nous sert comme un tout neuf.

Il faut dire que le discernement de Baudrillard est tel qu'un texte de
circonstances passée demeure aussi puissant dans son regard général
aujourd'hui, du moins voudrait-on que cette belle énergie de notre non qu'il
évoque soit toujours là... mais peut-être.

Et voilà, pourquoi se priver de le ressortir quand il paraît faire sens pour
l'essentiel de ce qu'il dit, surtout quand Libé bat de l'aile alors un petit
coup de manip pour faire croire que l'auteur a fui le navire, peut-être ?

En fait, j'ai fait ma petite enquête auprès de diverses sources... il
s'agirait d'un texte écrit dans le cadre d'un dossier comprenant d'autres
contributions d'auteurs à l'issue du résultat du non, monté par le nouvel
obs pour publier pendant l'été dernier. Non pas d'une interprétation
revenant sur le référendum à propos des événements récents de la banlieue,
sur lesquels il se trouve que le nouvel obs n'a pas convoqué cet auteur ni
lui n'a convoqué le nouvel Obs.

Non seulement l'auteur serait surpris que seul son texte parmi les autres du
dossier soit paru ce week-end à retardement, mais de plus sans qu'il en ait
été prévenu particulièrement ni du mode de présentation, alors qu'il s'agit
bien de son texte in extenso mais comme s'il avait été réécrit par la
présentation ; et enfin, désinformant sur la question de la fracture
symbolique et de la profusion, parce que jouant sur la sensibilité de
l'environnement après les révoltes, alors que son texte actuel sur les
révoltes était bien "Nique ta mère" paru dans Libé et aucun autre.

Comme on le sait à le lire souvent, et dans quelles circonstances pour ses
textes de débat, l'auteur ne joue pas dans la cour de l'opportunisme ni de
la nomenklatura ni des partis qu'en outre sa critique cible, ni même de la
Presse. Il répond, s'exprime loin de l'opportunisme des circonstances.

Il y aurait donc une sorte de face à face du Nouvel obs profitant de la
situation face à Libé qui a été joué dans le dos de l'auteur. Ce n'est pas
gtrès méchant, mais... voilà qu'une fois de plus se complique malgré lui une
fois de plus, donc sa situation par rapport à ses lecteurs, à ses collègues,
et même peut-être par rapport à un journal qui bat un peu de l'aile, contre
sa propre loyauté...

Baudrillard célèbre et vendu dans le monde entier, commencerait-on à trouver
qu'il est en France un écrivain critique important après qu'on l'ait à
plusieurs reprises banni ? Commencerait-on à se l'arracher sans même le
consulter, avec effet-retard de l'audimat ? Car les malentendus ne sont-ils
pas souvent un tribut de la reconnaissance ? Mieux vaut tard que jamais,
donc, parmi ceux qui se sont associés en choeur de piloris.

Quoi qu'il en soit, je pense qu'il était si fort au-delà de tout, son texte,
une mise en garde sur le sens du non au référendum à ne pas sous estimer
comme indifférente, bien au contraire. Et ça, il l'a bien écrit, même s'il y
a plusieurs mois. Mais déjà la société "déréalisée" / désocialisée, mais la
société quand même et pas son clône, vient de parler autrement que par la
voix des urnes... et c'est cela que le nouvel obs a oublié d'informer en
note : les dates et les circonstances différentes de ce texte "mais qui nous
paraît toujours d'actualité"

Cela :


www.nouvelobs.com/articles/p2144/a289599.html

Les débats de l'Obs

La fracture cachée

Pour le philosophe, les élites politiques prétendent parler au nom du peuple
sans rien savoir de lui. Et le fossé est devenu plus radical qu'on ne
l'imagine

L'Europe virtuelle, celle des flux financiers, des marchés, des grands
travaux, de la culture, celle-là fonctionne au fond très bien, telle qu'elle
a été conçue au sommet. L'erreur a été de vouloir lui donner, avec le
référendum sur la Constitution européenne, l'aval des populations réelles,
au lieu de la maintenir dans une sphère abstraite, en la faisant ratifier
par les Parlements, ces fantômes de service.
Les peuples marchent vaille que vaille, pourvu qu'on ne leur demande pas
leur avis. L'erreur a donc été de vouloir en appeler à une « réalité
démocratique ». Double erreur en fait : d'abord, celle de n'avoir pas
compris que cette « réalité démocratique » n'existe plus - la « réalité » en
général n'existe qu'aussi longtemps qu'elle n'a pas été doublée par les
modèles. Et les hommes politiques, eux-mêmes doublés par leur image et ne
jouissant plus que d'un pouvoir virtuel, devraient être bien placés pour le
savoir. Mais cette doublure a lieu partout aujourd'hui : toutes les opinions
sont doublées par les sondages, les événements par l'information, et
l'Europe elle-même a été anticipée par son modèle (Bruxelles). Dans ces
conditions, plus question d'en appeler à une « réalité de base » pour
justifier une opération au sommet - sinon par un maquillage de circonstance
via le suffrage universel. Et c'est cette opération qui a échoué.


Car - et c'est là la deuxième erreur - les peuples ne savent pas ce qu'ils
veulent (inutile et dangereux donc de les interroger, mieux vaut parler en
leur nom, c'est ça la « démocratie »). Par contre, ce dont ils ne veulent
pas, c'est qu'on leur administre quoi que ce soit d'en haut, même si c'est
« pour leur bien ». Que peut-on exiger d'un peuple virtualisé par les
sondages, séquestré dans les statistiques, harcelé par les médias, que
peut-on en attendre sinon de secouer ce joug, cette nouvelle servitude, et
d'opposer à cette prise d'otage virtuelle un non aussi inexplicable
qu'imprévisible ?
Non seulement le forcing pour le oui a joué en sens inverse, mais toutes les
forces d'inertie qui jouent habituellement dans le sens de l'ordre, de la
résignation et du conformisme ont elles aussi déjoué les prévisions. Et ceci
est le signe d'une fracture beaucoup plus profonde que celle d'un simple
ressentiment social ou économique. Derrière ce non, il y a un autre signe
caché, une sorte de réaction instinctive à une forme de domination
exclusive - intelligentsia et nomenklatura réunies.

A une forme d'arrogance « démocratique » au moins égale à celle de
l'aristocratie de l'Ancien Régime, et qui donne d'ailleurs les mêmes signes
d'anachronisme et de ridicule que la caste féodale des ci-devant. Et qui
laisse présager les mêmes convulsions, venues, comme à la veille de la
Révolution, du même désaveu radical d'un ordre où personne ne se reconnaît
plus, ne laissant place qu'à la perpétuation d'une scène politique en pleine
décomposition.
On a voulu parler de « fracture sociale », mais c'est d'autre chose qu'il
s'agit. Tout le monde est bien content (même les partisans du non) de
renvoyer ce non à une récrimination sociale et économique (quand on ne le
disqualifie pas purement et simplement comme national-populisme) : le «
peuple » voudrait sa part de gâteau, ou bien il voudrait de la
transparence... Foutaises. Le Peuple s'est accommodé depuis longtemps de la
corruption de ses « élites », de leur éloignement dans la plus parfaite
méconnaissance de son exigence silencieuse.
Il ne sait d'ailleurs pas ce qu'il veut, mais ce qu'il sait obscurément,
c'est que l'objectif premier est de le tenir à distance en le circonscrivant
dans le « social ». Les élites, elles, ne vivent pas dans le social, elles
vivent dans une complicité héréditaire - la féodalité en politique étant
génétiquement transmissible.
Où est-on allé chercher que l'exigence profonde était celle du social et de
l'économique, et que toute réaction soudaine ne pouvait venir que de là ?
C'est selon la même pensée réductrice qu'on a vu dans le « terrorisme
international » l'expression de la misère et de l'exclusion des pays
sous-développés. La véritable arrogance, c'est cette assignation de la
révolte à de misérables causes « objectives », sociales, économiques, celles
qu'on peut faire entrer dans une stratégie conventionnelle de diversion et
de manipulation. C'est refuser à la révolte tout autre statut que celui de
la revendication. Le coup de force du capital, c'est d'avoir tout inféodé à
l'ordre de l'économie. Aujourd'hui, on est passé d'un ordre à un autre, et
le social est révolu.
Le déplacement de tous les problèmes sur l'économique fait qu'ils sont
virtuellement solubles. Potentiellement tout nous est donné, ou le sera, par
la grâce d'une croissance et d'une accélération continues. Levée universelle
des interdits, disponibilité de toute l'information, obligation de jouir. Et
dans cette péripétie, c'est tout le dispositif mental et matériel de la
modernité qui bascule. Car tout s'ordonnait jusque-là sur la tension entre
les besoins et leur satisfaction, entre le désir et son accomplissement, les
moyens étant toujours largement en deçà des aspirations. Situation critique
qui a généré tous les conflits historiques que nous connaissons -
revendications, révoltes, révolutions. Aujourd'hui, la réalisation immédiate
dépasse de loin la faculté de jouissance d'un être humain normal. Or rien ne
dit que l'homme, une fois sorti d'une pénurie millénaire, devienne porteur
d'un désir insatiable, rien ne dit qu'une fois sorti d'une servitude
millénaire, il devienne disponible pour une libération totale. Rien n'est
moins sûr.

Et c'est là qu'est désormais la véritable fracture, non pas sociale mais
symbolique : dans la satiété, dans la saturation, dans une réalité intégrale
qui absorbe toutes les velléités de dépassement, de rêve ou de révolte.
Cela donne une situation originale et sans doute inouïe : le passage d'un
ordre politique à un ordre symbolique bien plus radical. Ce à quoi nous
succombons, ce n'est plus à l'oppression, à la dépossession, à l'aliénation,
c'est à la profusion. C'est au pouvoir de ceux qui décident souverainement
de notre bien et nous accablent de tous les bienfaits - « sécurité
prospérité convivialité » - et par là même nous écrase d'une dette infinie,
qui ne pourra jamais être rachetée.
Il nous est difficile de concevoir un niveau symbolique où l'être se
rétracte et se révolte du fait qu'il lui soit trop donné. Si le manque et la
servitude caractérisaient les sociétés antérieures, c'est l'opulence et le
libéralisme qui caractérisent la nôtre, entrée en phase terminale et vouée
aux soins intensifs.
Nouveau défi, nouvelle donne : à ce point, la révolte change de sens, elle
ne vise plus l'interdit, elle vise la permissivité, la protection, la
transparence excessive, l'Empire du Bien. Désormais il faut se battre contre
tout ce qui vous veut du bien. Quelque part, le non au référendum, ce non
illogique et insaisissable, joue de la même exigence : celle de ne pas être
pris en otage par quelque modèle que ce soit (surtout s'il est idéal !)
parce qu'il cache toujours un dispositif totalitaire absolument meurtrier,
un intégrisme sans appel.
L'événement du non au référendum, c'est l'apparition soudaine d'un déni,
d'un refus qui ne fait pas exactement opposition, mais serait plus proche
d'une divergence profonde, d'une dénégation, tenace et silencieuse, de tout
un ordre mondial - celle qui fait dire à Bartleby de Herman Melville : « I
would prefer not to » - j'aimerais mieux pas - je ne joue pas à ce jeu-là.

J.B.*
...

Né en 1929, Jean Baudrillard , sociologue et philosophe, est le grand
théoricien de la postmodernité. Il est l'auteur notamment de « la Société de
consommation » (1970), « La guerre du Golfe n'a pas eu lieu » (1991).
Dernier livre paru : « Cool Memories V » (Galilée, 2005). Les Cahiers de
L'Herne lui ont rendu hommage en février dernier.
« Justifier la guerre ? », par Gilles Andréani et Pierre Hassner, Presses de
Sciences-Po, 364 p., 20 euros.

Aude Lancelin  Marie Lemonnier

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* Ndlr : Je détache le J.B. de la signature qui dans le journal est
étrangement accolé au texte



 
 
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