gilbert quélennec on Sun, 17 Apr 2005 07:24:08 +0200 (CEST)


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[nettime-fr] Fwd: [musiSorbonne] article sur la réforme de l'éducation artistique en milieu scolaire




Début du message réexpédié :

De: Laurent GUIRARD <laurent.guirard@orleans-tours.iufm.fr>
Bonjour,

Voici, ci dessous, un papier sur l'avenir de l'éducation artistique en milieu scolaire que j'ai (apparemment) commis dans le journal le Monde d'aujourd'hui (daté du samedi 16 avril).

Comme d'habitude hélas, il a été, sans mon accord,  re-titré sur les arts plastiques et amputé de très nombreux points qui me semblaient utiles. Toutefois, cela fait toujours un peu de  battage autour de questions qui nous inquiètent.

Je vous mets donc l'original ci après.

Bon ouiquende.

Laurent GUIRARD

La mise à mort d’un corps de fonctionnaires : les enseignants d’éducation artistique
Laurent GUIRARD
Maître de conférences à l’IUFM d’Orléans-Tours (sciences de l’art / musicologie )
www.omf.paris4.sorbonne.fr/gsem/lguirard/

Nous assistons en ce moment à la tentative de suppression d'un corps de fonctionnaires d'état : les enseignants d'éducation artistique. Il y a peu, un ministre ironisait sur le poids des corps morts dans la fonction publique. Ici, son gouvernement passe aux actes, commençant par les plus faibles.
Il s’attaque à un ensemble de personnes singulières et mal fédérées qui travaillent à apporter à tous les élèves, au sein des enseignements scolaires obligatoires, une éducation artistique, c'est-à-dire quelque chose qui ne soit ni un enseignement spécialisé individualisé (comme le font les conservatoires), ni un simple conditionnement à un système de symboles, de goûts ou de valeurs (comme le fait, par delà la religion, l’industrie culturelle), ni une activité de loisir frivole et sans apprentissage (où une logique de zapping, en quête d’un pur plaisir consommatoire interdira tout bénéfice durable).
L’objectif est complexe, donc difficile à évaluer. Cependant, des années de lutte et d’exercice ont apporté une expertise réelle, qui ne peut pas toujours bien se dire ou se comprendre, et qui va disparaître par le double effet d’un diversification démagogique de l’offre de formation (fondée sur la transformation de matières obligatoires en matières optionnelles mises en concurrence) et de la délégation de cette formation à des enseignants polyvalents ou à un partenariat local aléatoire, mal régulé et souvent fondé sur des emplois précaires.

En douceur et en profondeur
Les choses se passent insidieusement. Par exemple, dans le projet de réforme du concours de recrutement des professeurs d’école, les options musique et arts plastiques sont diluées dans une offre hétéroclite allant de la philosophie de l’éducation (jadis assurée dans un tronc commun obligatoire) à la littérature de jeunesse.
Auparavant, un système de formation compensatoire permettait de rassurer les futurs maîtres qui avaient fui ces matières au concours sur leur possibilité d’éveiller çà et là au fil des jours l’appétit artistique des élèves. Cette formation, déjà très amaigrie, disparaîtra, avec les enseignants qui l’assuraient.
Autre projet, déjà rejeté en 2004, et qui réapparaît à titre expérimental pour la rentrée 2005 dans des classes de 3e: le remplacement des deux heures hebdomadaires de musique et d’arts plastiques par des dispositifs d’enseignements de découverte allant de l’histoire des arts au cinéma et à l’audio-visuel en passant par la danse ou le théâtre. Qui oserait refuser une telle offre ? Or ces nouveaux cours optionnels ne seront plus assurés par des enseignants spécialisés ayant suivi un parcours universitaire spécifique doublé d’une longue pratique artistique personnelle et recrutés par un concours dédié (CAPES ou Agrégation): tous pourront obtenir cette certification complémentaire.
En s’étendant, l’optionalisation réduira en douceur la demande horaire donc le nombre de postes offerts à ces concours spécifiques, puis réduira le nombre d’étudiants inscrits dans les filières artistiques universitaires faute de débouché professionnel, au risque de mettre en péril la vie même de ces filières.

L’ouverture à la pire concurrence
Jusqu’alors, les profs de musique ou de dessin bénéficiaient d’une sorte de rente due à leur formation générale universitaire qui, de l’école au lycée, en faisait les ambassadeurs privilégiés du monde des arts.
Ce privilège est battu en brèche pour diverses raisons qui semblent plus le prétexte que le mobile des réformes actuelles: derrière l'appel accru aux partenariats locaux, l’avant projet Fillon tend à déléguer à des assistants territoriaux souvent employés à temps partiel et - surtout - à des contractuels, des heures obligatoires actuellement assurées par des fonctionnaires d'état à plein temps.
Or, du point de vue des conditions de travail, le monde de l'art, habitué à revendiquer lui-même des logiques de compétence, d’individualisme et d'inégalité naturelle est un laboratoire des pires dérives capitalistiques (voir: P.M. Menger, Portrait de l'artiste en travailleur). On y trouve un réservoir de main d’œuvre qualifiée et flexible, captive de par sa formation spécifique, prête à tout pour travailler et acceptant des contrats de travail toujours plus fragmentés. Profiter de cette situation pour recycler dans l’enseignement les ex-artistes intermittents ou les jeunes formés depuis deux décennies par les institutions du ministère de la culture est une idée bien tentante.
De nombreux partenariats existent déjà à l'école : les musiciens intervenants (titulaires d'un DU et recrutés par les collectivités locales) mais aussi et surtout les multiples institutions locales (centres d'art contemporain, d'histoire et patrimoine, opéras et orchestres, parcs naturels, etc.), institutions qui trouvent dans l'école une instance de légitimation ou d’évaluation indiscutable de leurs actions et lui proposent en retour des interventions clé en main séduisantes (les classes à Projet Artistique et Culturel de J. Lang ont ouvert la voie). Il ne reste plus, comme le propose le ministre, qu'à consolider et développer ce type de partenariat vers tous les cycles d’enseignement, puis à réaffecter les volumes horaires alors dégagés tout en jouant d’un peu de séduction ou de flatterie sur un public où il n’y aura désormais plus de spécialistes capables d’apprécier la valeur pédagogique réelle de ces collaborations.

S’agit-il de défendre la flûte à bec?
Pourquoi se plaindre de voir les élèves rentrer en contact direct avec des œuvres contemporaines, des artistes professionnels, avec un patrimoine local oublié ou inattendu, et dans des cadres de travail nouveaux?
Parce que derrière ces vœux pieux, les logiques qu’on impose sont foncièrement néfastes à une éducation artistique pour tous:

1/ D’une part, les logiques qui risquent fort de gouverner le cadre du partenariat: actions ponctuelles et arbitraires, sans pérennité, variant au gré des lieux, des budgets et des personnes, avec obligation de justifier ses bienfaits à très court terme par une politique de communication, de spectacle ou de séduction forcément démagogique (mais orientant les actions et tenant lieu d’évaluation); absence de cadrage, de cohérence ou de qualification nationale des contenus et des acteurs; influence de luttes et d’enjeux esthético-artistiques étrangers ou dommageables à l’élève...
Qu’attendre de tout cela dans un domaine qui ne prend vie que par une fréquentation familière, régulière et adaptée? Et dans une activité dont les bénéfices réels pour l’élève ne s’évaluent que bien des années plus tard, comment croire qu’en affaiblissant le statut et la formation des enseignants, on leur permette de mieux résister aux lubies évaluatrices de tous ceux qui, refusant le principe d’un postulat humaniste, réclament un retour sur investissement immédiat et lisible des actions qu’ils financent?
Faut-il rappeler comment ces logiques menèrent tantôt à un serinage évaluable mais vide de sens, tantôt à des kermesses récréatives mais vides de culture, tantôt à des tentatives de contrôle social dépourvues de visées éducatives?

2/D’autre part, les logiques qui dénient, dans le domaine de l’art, les compétences spécifiques de l’enseignant. Il ne s’agit pas ici d’avoir été instruit au contact d’un maître, d’avoir beaucoup pratiqué puis d’avoir su animer un centre aéré. L’éducation artistique en milieu scolaire demande une technicité intellectuelle, pédagogique et didactique spécifique doublée d’une compréhension des formes et des thèmes de savoirs dispensés par ailleurs.
C’est là le cœur du problème: les profs d’éducation artistique dépendant du ministère de l’éducation nationale sont aujourd’hui sommés, non sans mauvaise foi, d’apporter la preuve de leur expertise au regard des autres acteurs culturels, et ils ont le plus grand mal à le faire.
S’ils évoquent leur lien avec la pratique d’un art, ils se heurtent à la concurrence d’artistes mieux introduits, plus performants ou productifs (c’est là leur seul métier), plus médiatiques et soutenus par un ministère plus attentif.
S’ils se réclament des théories de l’art, ils sont victimes du mépris et de la dénégation portées par un groupe social jouissant des privilèges d’un savoir savant sur ce qui touche à la technicité des premiers étages de sa construction (voir, toujours, Bourdieu: Les héritiers), attaque qui se double, pour la chose artistique, de l’intérêt esthétique des voiles, des mystères et des tabous explicatifs dont on l’enveloppe. Au pire, leur statut cristallisera une vindicte anti-intellectualiste/institutionnelle insensée mais vive («-La musique, plus on en parle, moins on en fait!»).
Si enfin, ils revendiquent une compétence professionnelle spécifique, ils se heurtent au retard pris, dans notre pays, par la recherche universitaire en éducation artistique (voir par exemple: R. Colwel et C. Richardson (eds) The New handbook for research on music teaching and learning), du fait d’une double absence d’offre et de demande: les connaissances issues des recherches en sciences de l’éducation ne se transposent pas facilement ou directement au cas particulier des objets artistiques, et les besoins de connaissances pédagogiques des futurs enseignants ont été ici rassasiés par une accumulation insensée de méthodes et de réformes sorties des introspections ou des intuitions d’artistes ou d’inspecteurs célèbres, lesquelles n’étaient pas toujours bien transférables à leurs disciples mais court-circuitaient durablement tout appétit de recherche objectivante.

Monsieur le Ministre, plutôt que de chercher à noyer son chien, ne serait-il pas utile de comprendre en quoi l’appropriation d’un objet ou d’une compétence artistique est, paradoxalement, à la fois si nécessaire et tellement étrangère aux usages et aux desseins d’une école à qui l’on demande  non sans raisons  de rendre les savoirs négociables et partageables par l’exercice de la parole et de l’entendement?




Laurent GUIRARD
Maitre de conférences en musicologie/sciences de l'art
IUFM d'Orléans-Tours / Université Paris IV
http://www.omf.paris4.sorbonne.fr/gsem/lguirard/