Ewen Chardronnet on Mon, 4 Apr 2005 21:49:04 +0200 (CEST)


[Date Prev] [Date Next] [Thread Prev] [Thread Next] [Date Index] [Thread Index]

[nettime-fr] Lettre ouverte de Julien Dray aux dirigeants d'Attac


LETTRE AUX DIRIGEANTS D’ATTAC

par Julien Dray

Que les choses soient dites d’emblée : c’est votre droit le plus strict 
de vous prononcer contre l’adoption du traité européen. Même évidente, 
cette précaution m’a semblé nécessaire : elle vous évitera de chercher à 
contourner le débat en vous réfugiant derrière votre thème de 
prédilection, le prétendu ostracisme à l’égard des partisans du non, 
valeureux « résistants » du pluralisme face à la « pensée unique du oui 
». Ces premières semaines de débat ont montré que la situation était 
exactement inverse à celle que vous déplorez avec des sanglots dans la voix.

Car enfin quelle certitude dans vos propos ! Quelle manière belliqueuse 
de mener la discussion ! Sans même en rajouter, à vous lire et à vous 
entendre, on apprend que tout partisan du oui serait un suppôt de 
Seillière, un ultra-libéral patenté, et en aucun cas un esprit de 
gauche. D’où vient, soudain, cette façon de « débattre » que vous 
montrez, faite de mises à l’index, de sectarisme et de caricature ?

Cette posture m’inquiète, et en premier lieu pour ATTAC. Car je suis 
bien loin d’être un « attacophobe ». J’ai toujours cherché à ce qu’ATTAC 
et le PS ne se regardent pas en chiens de faïence mais échangent et 
débattent. D’ailleurs, nous nous fréquentons depuis longtemps. J’ai été 
le premier député à déposer, en 1994 - avant même la création de 
l’association –, un amendement parlementaire proposant l’instauration de 
la taxe Tobin, et j’ai participé à la fondation, avec une poignée de 
députés, du comité ATTAC de l’Assemblée Nationale. Ce compagnonnage rend 
encore plus insupportables ces errements.

J’accepte votre point vue. Tolérez le mien en retour. D’autant que c’est 
aussi le point de vue des 25 partis socialistes d’Europe, de tous les 
partis écologistes et de la majorité des autres partis de gauche, de 83 
syndicats sur 86, commissions ouvrières espagnoles comprises. Bref, 
l’écrasante majorité de la gauche politique et syndicale européenne 
soutient le traité. Certes, cela n’invalide pas derechef votre position. 
Mais voilà qui devrait au moins vous convaincre d’adopter un ton moins 
inquisitorial. Car ils disent oui et ils sont de gauche. Les deux choses 
ne sont donc pas incompatibles, semble-t-il, sauf à considérer, selon un 
vieux procédé qui fleure bon la forteresse assiégée, que tout le monde 
est de droite, sauf vous.

J’ai voté contre le traité d’Amsterdam et celui de Nice, au moment où 
bien des hérauts du non considéraient la chose comme une pitrerie, et 
s’occupaient des « choses sérieuses »… parfois dans des ministères. Je 
faisais valoir à l’époque que ces traités continuaient l’intégration 
économique sans que l’intégration politique et sociale ne fasse de 
progrès. Un grand marché sans contrôle politique, soumis aux seules lois 
du marché, voilà ce que mettaient en place Amsterdam et Nice. 
L’instauration conjointe du Pacte de stabilité et de l’indépendance 
caricaturale de la Banque Centrale instituait de fait une « constitution 
économique », puisque parallèlement, le surplace démocratique, 
institutionnel et social risquait de déposséder le politique de ses 
capacités de régulation. Voilà quelle était ma position et je n’en 
retire pas une ligne. Vous reprenez, aujourd’hui, quasiment mot pour 
mot, cet argumentaire. Sauf que désormais, il y a justement ce traité 
constitutionnel.

Et celui-ci marque au contraire une rupture, une dynamique nouvelle 
possible dans la construction européenne car ce sont précisément 
l’intégration politique, l’approfondissement démocratique et les droits 
sociaux qui progressent pour la première fois depuis très longtemps. 
C’est un début de rééquilibrage et de réorientation, qui fait écho au 
processus démocratique et à l’émergence d’une conscience européenne qui 
sont en marche, dans l’Union, comme à ses portes. Pendant des années, 
nous avons regretté cette absence de contrepartie politique face à la 
toute-puissance de l’intégration économique et au moment où elle 
s’amorce, il faudrait la rejeter ? Avec la gauche politique et syndicale 
européenne, je préfère engranger ces avancées.

Loin de parachever l’Europe libérale, ce traité est une première brèche. 
Il donne les moyens à une gauche majoritaire en Europe d’inverser le 
cours des choses et de faire avancer l’Europe sociale. Même si les 
avancées en question ne sont pas l’horizon indépassable du socialisme 
(mais ce n’est pas l’objet d’une constitution), elles peuvent créer les 
conditions permettant de dépasser les contraintes hérités des traités 
précédents.

Demain, la gauche sera plus forte avec le traité, c’est-à-dire avec des 
objectifs de l’Union qui ne s’arrêtent pas à la concurrence libre et non 
faussée comme c’est le cas depuis 1957 mais qui s’étendent par exemple 
au plein emploi, à la justice sociale, au développement durable (art 
I-3), avec des coopérations renforcées dont le champ est élargi (art 
I-44), avec une base juridique pour les services publics (art II-96, 
III-122) permettant d’adopter une loi-cadre, avec la charte des droits 
fondamentaux (partie II), consacrant outre le droit de grève, le fait 
syndical, la protection contre les licenciements injustifiés, l’accès à 
la protection sociale et la lutte contre les discriminations, avec aussi 
l’extension du champ d’application de la majorité qualifiée à une 
vingtaine de nouveaux domaines comme la justice et les affaires 
intérieures (art III-262-265-266-270-271-272-276), l’énergie (art 
III-256) ou l’agriculture (art III-230-231), avec encore un sommet 
annuel tripartite sur la croissance et l’emploi (art I-48), avec un 
Eurogroupe face à la Banque centrale, ou enfin avec la clause sociale 
(art III-117), qui permet d’annuler tout acte de l’Union qui ne 
prendrait pas en compte la dimension sociale.

Tous points d’appui que nous n’aurons pas si le non l’emporte. Car voilà 
la faille de votre argumentation : en votant non, on ne règle aucun des 
griefs que vous portez à l’encontre de la construction européenne. La 
partie III, que vous qualifiez d’enfer libéral , n’est, faut-il encore 
le rappeler, que la reprise des traités existants, qui continueront de 
toute façon à régir l’Europe, même en cas de non. Et par contre, tout ce 
qui contrebalance cette partie III, serait jeté aux oubliettes en cas de 
refus. Je ne peux pas suivre cette « logique » politique. John Monks, le 
secrétaire général de la CES a bien résumé la situation en déclarant : « 
le capitalisme international n’a pas besoin d’une constitution, nous, 
oui ».

Car fondamentalement, si pareille mésaventure arrivait, le grand 
vainqueur serait le seul marché, ou plus exactement, les libéraux -le 
gouverneur de la banque centrale en tête- satisfaits de conserver 
l’architecture actuelle qui leur sied comme un gant, puisqu’elle est 
débarrassée de tout contrepoids politique véritable. N’importe quel 
observateur attentif aura remarqué que Barroso lui-même ne serait pas 
fâché par la victoire du non, lui qui multiplie les interventions et les 
provocations sans ignorer qu’il fait figure de repoussoir. Il ne 
refuserait pas ce « cadeau » qui servira sa vision exclusivement 
libre-échangiste de l’Union, sans qu’il n’ait à en porter le chapeau.

Vous objectez que ce traité est une constitution, ce qui le rend 
indépassable, et qu’à ce titre, il faut le rejeter car il interdirait 
tout progrès ultérieur. Ce n’est pas l’avis du conseil constitutionnel 
qui lui accorde la même valeur juridique que les précédents traités, 
qui, depuis 25 ans, se succèdent pourtant les uns aux autres. On a connu 
plus intangible. Et comme les faits sont têtus, la récente révision du 
pacte de stabilité –que j’avais moi-même un peu vite qualifié de « 
gravure dans le marbre »- devrait achever de vous en convaincre : aucun 
texte ne s’applique ad vitam aeternam, ce sont les hommes et les 
rapports de force politiques qui font l’histoire, pas les seuls textes. 
Ce traité n’est donc pas la fin de l’Histoire que vous dénoncez. Plus 
encore, il introduit une procédure de révision simplifiée, « la clause 
passerelle » (art IV-443 et 444) qui permet d’étendre le champ de la 
majorité qualifiée dans des domaines encore régis par la règle de 
l’unanimité (par exemple la fiscalité) sans passer par une révision 
totale du texte. De la même façon, le droit d’initiative populaire (art 
I-47), en permettant à un million de citoyens de l’Union d’inciter la 
commission à soumettre une proposition législative selon un mécanisme 
qui favorise l’organisation de mouvements de citoyens à l’échelle 
transnationale, rend aussi la modification du traité moins ardue. Cela 
permettrait par exemple à ATTAC d’avoir la possibilité de faire débattre 
de la Taxe Tobin au Parlement européen ou dans les autre instances de 
l’Union. Ce traité sera dépassé, comme tous les autres : d’où 
l’importance du travail commun des gauches à l’échelle européenne pour 
exiger qu’il le soit dans le sens d’un traité social. Notre oui est à 
l’opposé d’un esprit de résignation que vous nous attribuez. C’est un 
oui de combat, qui prend ce traité pour ce qu’il est : une étape qui 
nous rapproche de notre objectif de socialistes : faire enfin l’Europe 
sociale.

Vous dites aussi, que c’est justement dans cet objectif d’obtenir une 
Europe sociale que vous préconisez le non au motif qu’il lancerait une 
négociation pour un meilleur traité. C’est la fameuse théorie de la « 
crise salvatrice », version modernisée du grand soir ! Il reste à 
démontrer sa praticabilité. Certes, ce n’est pas « oui ou le chaos » et 
le dernier sondage établissant que pour une majorité de nos concitoyens, 
si le non l’emporte, il ne se passera rien, est assez juste. En cas de 
rejet du traité, alors dans un premier temps, tout continuera comme 
avant, au mieux. Mais cela peut aussi annoncer le début du pire. Vous 
rejetez cette possibilité en rétorquant que l’on renégociera 
tranquillement sur la base de l’onde de choc du non français. Mais qui 
renégocierait ? Chirac ? Raffarin ? Et avec qui ? La commission ? Les 
gouvernements ? Le parlement ? Tous ont des majorités conservatrices. Et 
sur quelle base politique ? Car il n’y a qu’en France où certains 
évoquent un « non de gauche ». Ailleurs, le non est avant tout un non 
souverainiste, antifédéraliste et conservateur. Voilà quels sont ceux 
qui triompheraient, le 29 mai au soir : les anti-européens et les 
libéraux. Or, à part dire non, y-a-t-il des points d’accords entre vous 
qui permettraient de faire émerger un meilleur texte ? Ce n’est pas vous 
faire injure que de vous faire remarquer qu’il y aura forcément des 
tenants du non qui revendiqueront leur part de victoire.

Dès lors j’ai du mal à entrevoir le caractère salvateur de la crise que 
vous préconisez. Il n’y a ni rapport de force installé, ni conditions 
favorables, ni instruments pour la mener, ni majorité politique pourtant 
indispensable pour aboutir positivement. Et par conséquent, le non 
n’offre aucun autre débouché concret que celui d’un retour au traité de 
Nice, c’est-à-dire, un surplace.

Reste le chemin nouveau qu’ouvrirait un non venu de France, ralliant 
tous les autres pays et peuples à son cheval blanc, au seul motif qu’il 
vient de France. C’est sans doute très patriote et volontaire, mais cela 
tourne violemment le dos à la méthode originale de la construction 
européenne, fondée sur la libre adhésion. Si je poussais jusqu’au bout 
cette argumentation de « l’exemplarité » du modèle français, vous 
verriez rapidement à quelles dérives il peut conduire, au regard du 
passé… Nous ne sommes pas en 1791 ou au temps des conquêtes 
Napoléoniennes. Je ne crois pas à la formule selon laquelle « l’Europe 
sera républicaine donc française ou ne sera pas ». L’Europe, à ce stade, 
parce qu’elle est une libre association, est forcément un compromis. La 
seule question qui alors, vaille d’être posée est de savoir si ce 
compromis est acceptable ou non par rapport à nos valeurs. De la même 
façon que j’ai toujours pensé qu’il était impossible de faire le 
socialisme dans un seul pays, il est impensable d’imaginer faire 
l’Europe qu’avec la France. Notre continent n’avancera jamais à coup 
d’oukases : renverser la table, parce que nous sommes la France, n’est 
pas de nature à convaincre.

De la part d’Attac, un mouvement qui avait réactualisé, à ses débuts, la 
solidarité internationaliste et qui avait su se dire « alter » et non 
anti-mondialisation, la pente prise est surprenante et décevante. Les 
moyens de militer aussi, qui avec l’affiche de Gardanne, s’éloignent 
très loin de l’esprit d’intelligence et d’éducation populaire des 
débuts, pour sembler épouser la bonne vieille propagande manichéenne.

Tout se passe comme si vous compreniez ce référendum comme une sorte de 
« match retour » du tournant de 1983 ! Mais c’était il y a 22 ans, au 
temps où certains pensaient encore, à gauche, que la « protection » aux 
frontières nationales était de nature à dominer la mondialisation... 
Comme si nous étions sommés de choisir entre le socialisme et l’Europe ! 
La vérité est pourtant inverse. Si la France était sortie du Serpent 
Monétaire Européen, elle n’aurait pas mené une politique progressiste 
mais au contraire une cure d’austérité sans précédent, pour tenter de 
stopper les attaques contre le Franc. Et je suis même convaincu que si 
1997 n’avait pas été si proche du passage à l’euro, jamais nous 
n’aurions pu assurer le passage aux 35 heures. C’est l’intégration 
européenne, politique et sociale (c’est la voie que propose ce traité) 
et non plus seulement économique qui nous permettra d’agir pleinement 
pour la régulation et la redistribution à l’échelle efficiente. Dans la 
mondialisation, être de gauche, c’est être européen. C’est ce que disent 
aussi les autre socialistes dans le monde, eux qui adaptent cette 
orientation selon laquelle pour retrouver des marges de manœuvre que les 
nations n’ont plus quand on les prend isolément, il faut s’unir dans une 
construction supranationale. C’est bien ce que fait le président Lula au 
Brésil, en relançant le Mercosur et en envisageant une monnaie unique, 
un marché unique, un parlement commun et des fonds structurels pour les 
régions. Cette mise en commun, en Europe comme partout, est avant tout 
une protection contre la toute-puissance des marchés.

Dans ces conditions, pourquoi tant d’obstination à diaboliser ce traité, 
et avec lui, la construction européenne, pourtant forcément ambivalente, 
puisque faite de compromis par nature ? Pourquoi épouser cette tradition 
si souverainiste de nationaliser les succès et d’européaniser les 
problèmes ? Pourquoi cette morgue à l’égards des autres gauches en 
Europe ? Pourquoi cette rhétorique douteuse sur les nouveaux entrants, 
uniquement perçus comme des concurrents déloyaux ?

C’est Jacques Nikonoff lui-même qui a vendu la mèche, en écrivant noir 
sur blanc qu’il fallait voter non « pour conduire à une clarification de 
la position du Parti Socialiste…qui pourra arriver à maturité au moment 
des élections présidentielles de 2007 ». Voilà donc le pourquoi de cette 
trajectoire étonnante. Et celui de cette violence à l’égard du oui de 
gauche. On comprend mieux aussi l’affiche de Gardanne comme 
l’hallucinante déclaration de Bernard Cassen soutenant à la suite de la 
manifestation de Guéret les agissements violents d’un groupuscule 
d’extrême-gauche à l’encontre du premier secrétaire du Parti Socialiste. 
Chacun est libre de ses actes. Mais je me permets de donner un conseil : 
« plumer la volaille socialiste » ou dénoncer des prétendus « 
sociaux-libéraux » qui seraient une sorte de « sociaux traîtres » 
d’aujourd’hui n’a provoqué qu’échecs et catastrophes en chaînes à 
gauche. Vous connaissez autant que moi la longue liste des défaites 
produites par la division et la surenchère. D’autant que finalement, on 
trouve toujours plus radical que soi. Souvenez-vous par exemple de ce 
qui vous est arrivé il y a peu au forum social de Londres…

 
 
< n e t t i m e - f r >
 
Liste francophone de politique, art et culture liés au Net  
Annonces et filtrage collectif de textes.
 
<>  Informations sur la liste : http://nettime.samizdat.net
<>  Archive complèves de la listes : http://amsterdam.nettime.org
<>   Votre abonnement : http://listes.samizdat.net/wws/info/nettime-fr
<>  Contact humain : nettime-fr-owner@samizdat.net