Louise Desrenards on Tue, 12 Oct 2004 18:51:38 +0200 (CEST) |
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Un peu mieux... Fw: [nettime-fr] Je devrai errer seul...(Derrida sur Deleuze lui et les autres) |
Voici une version au moins relue... j'attire l'attention que ce n'est pas seulement Derrida qui fut traduit de l'anglais en français hors de sa propre langue d'auteur francophone, mais aussi Deleuze lors qu'il est cité :)) Etant loin de chez moi je ne me tiens pas davantage à proximité des bouquins où vérifier les citations de Deleuze actualisées par Derrida telles que j'ai du les traduire aussi, certainement sans bavure dans le texte original en français de Derrida, mais là, pour retomber parmi nous depuis la planète anglophone, j'ai cru rêver... Maintenant, je voudrais dire aussi que certains passages paraissent traduits littéralement ; c'est bien vrai, seulement même à les relire je n'oserais rien en changer, tant la tournure consacrée correcte ferait virer au moins trois significations par formule corrigée, la langue de Derrida si précise soit-elle parfois, n'étant justement pas la langue de la brièveté du concept, quoiqu'il y en ait de surcroît, il y règne aussi des polysémies déconsctructives échelonnées ou dérivées, même ici, etc. J'ai viré les guillemets que j'avais ajouté aux titres des oeuvres, parce que cela faisait confondre les titres, les citations et les concepts. J'espère ne pas avoir fait de contresens au bout du tout (mais en cas de : merci d'en informer). Voili L. PS et puis, si jamais quelqu'un installait dans un site cette trad sommaire quoique bien indicative, comme cela est déjà arrivé pour d'autres trads deu même acabit envoyées pour la liste, tout de même merci de citer les sources. ------------------------- Je devrai errer seul... Jacques Derrida Trop à dire et je n'ai pas le coeur pour cela aujourd'hui. Il y a trop à dire de ce qui nous est arrivé ici, de ce qui m'est arrivé à moi aussi, avec la mort de Gilles Deleuze, avec une mort que nous avons crainte sans doute (le sachant si malade), mais tout de même, avec cette mort ici (cette Mort-ci) cette image inimaginable, dans son évenement, qui irait approfondir toujours plus loin, si c'était possible, la douleur infinie d'un autre événement. Deleuze le penseur est, par dessus tout, le penseur de l'événement et toujours de cet événement ici (cet évenement-ci). Il est resté le penseur de l'événement du commencement jusqu'à la fin. J'ai relu ce qu'il a dit de l'événement, déjà en 1969, dans un de ses livres les plus célébrés, "la Logique de Sens". Il cite Joe Bousquet ("à mon inclination pour la mort," a dit Bousquet, "qui était un échec de la volonté") ; puis il continue : "de cette inclination à ce regret, il n'y a, dans un certain respect, aucun changement sauf un changement de la volonté, une sorte de saut sur place du corps entier qui échange son organique devenir pour un spirituel devenir. Maintenant, cela ne présume pas exactement de ce qui arrive, mais quelque chose 'enquoi' - qui arrive -, quelque chose encore pour venir qui serait compatible avec ce qui arrive, conformément aux lois d'une conformité obscure, pleine d'humour : L'événement. C'est dans ce sens que 'l'Amor fatiis' fait un avec la lutte des hommes libres " (On devrait le citer sans cesse). Il y a trop pour dire, oui, selon le temps qui m'a été donné, avec plusieurs de ma "génération", de partager avec Deleuze ; pour la bonne fortune, j'avais pensé adresser des remerciements en pensant à lui. Depuis le commencement tous ses livres (mais par dessus tout Nietzsche, Différence et Répétition, La Logique de Sens) ont été pour moi non seulement, bien sûr, des provocations à penser, mais chaque fois, la troublante, la très troublante - si troublante - expérience d'une proximité ou d'une affinité presque totales dans "les thèses" - s'il est possible de le dire - par des distances trop évidentes dans ce que j'appellerais, faute de mieux, "le geste", "la stratégie", "la façon" : d'écriture, de conversation, peut-être de lecture. En ce qui concerne "les thèses" (mais le mot ne convient pas) et particulièrement la thèse concernant une différence qui n'est pas réductible à l'opposition dialectique, une différence "plus profonde" qu'une contradiction (Différence et Répétition), une différence dans l'affirmation joyeusement répétée ("oui, oui"), le fait de tenir compte du simulacre, Deleuze reste sans doute malgré tant de dissemblances, celui dont je me considérerai toujours le plus proche parmi toute cette "génération". Je n'ai jamais ressenti "l'objection" la plus légère surgir en moi, même pas une virtuelle, contre n'importe lequel de ses discours, même si je me suis fait une occasion de bougonner contre telle ou telle proposition dans "L'Anti-oedipe" (je lui ai parlé de cela un jour où nous revenions ensemble en voiture de l'Université Nanterre, après une défense de thèse sur Spinoza), ou peut-être contre l'idée que la philosophie consiste dans "la création" de concepts. Un jour, je voudrais expliquer comment un tel accord sur "le contenu" philosophique n'exclut jamais toutes ces différences, qu'aujourd'hui encore je ne sais comment nommer ou placer.(Deleuze avait accepté l'idée de publier, un jour, une longue conversation improvisée sur ce sujet entre nous et ensuite nous avons dû attendre, attendre trop longtemps.) Je sais seulement que ces différences quittaient la pièce pour la simple raison de notre amitié. À ma connaissance, aucune ombre, aucun signe n'a jamais indiqué le contraire. Une telle chose est si rare dans le milieu qui était le nôtre que je veux en faire note ici, à ce moment. Cette amitié ne s'est pas arrêtée seulement (pour le dire autrement) du fait que nous ayons les mêmes ennemis. Nous nous sommes vus peu, c'est vrai, particulièrement dans les années dernières. Mais je peux toujours entendre le rire de sa voix, un peu rauque, me dire tant de choses dont j'aime me souvenir au pied de la lettre : "Mes voeux les meilleurs, tous mes voeux les meilleurs," m'a-t-il chuchoté avec une ironie amicale l'été de 1955 dans la cour du Sorbonne, alors que j'étais confronté à l'échec de mon examen d'agregation. Ou bien, avec la même sollicitude des aînés : "il me fait de la peine de vous voir perdre autant de temps pour cette institution (le Collège International de Philosophie). Je préférerais que vous ayez écrit..." Et ensuite, je me rappelle les dix jours mémorables du colloque Nietzsche à Cerisy, en 1972 et puis plusieurs, beaucoup d'autres moments passés qui font, et sans aucun doute aussi avec Jean-Francois Lyotard (qui s'y trouvait également), que je me ressente tout à fait seul, survivance et mélancolie aujourd'hui, dans ce qui est appelé par ce mot épouvantable, et quelque peu faux, "une génération". Chaque mort est unique, bien sûr et donc inhabituelle, mais que peut-on dire de l'inhabituel quand, De Barthes à Althusser, de Foucault à Deleuze, elle se multiplie de cette façon dans la même "génération", comme en série - et Deleuze était aussi le philosophe de la singularité périodique - de toutes ces fins rares ? Oui, tous nous aurons aimé la philosophie. Qui peut le nier ? Mais, c'est vrai, (il l'a dit), Deleuze était, parmi sa "génération", celui qui en a "fait /fabriqué" (faisait) le plus gaiement, le plus innocemment. Il n'aurait pas aimé, je pense, le mot "le penseur" que j'ai utilisé plus haut. Il aurait préféré "le philosophe." À cet égard, il a revendiqué d'être "le plus innocent (le plus exempt de culpabilité) à pratiquer /fabriquer la philosophie" (Negociation). C'était sans doute la condition de laisser une marque profonde sur la philosophie de ce siècle, la marque qui restera son propre, incomparable. La marque d'un grand philosophe et d'un grand professeur. L'historien de la philosophie qui a continué une sorte d'élection configurative de sa généalogie propre (les Stoiciens, Lucrèce, Spinoza, Hume, Kant, Nietzsche, Bergson, etc) était aussi un inventeur de la philosophie qui ne se ferme jamais à quelque "royaume" philosophique (il a écrit sur la peinture, le cinéma et la littérature, Bacon, Lewis Carroll, Proust, Kafka, Melville, etc). Et puis je veux dire précisément ici que j'ai aimé et admiré sa voie - toujours irréprochable - de négociation avec l'image, les journaux, la télévision, la scène publique et les transformations qu'elle a subies au long des dix années passées. Économie et retraite vigilante. J'ai éprouvé de la solidarité avec ce qu'il a fait et dit à cet égard, par exemple dans un interview pour Liberation au moment de Mille Plateaux (dans la veine de son pamphlet de 1977). Il a dit : "il faudrait savoir ce qui arrive actuellement dans le royaume des livres. Pendant plusieurs années maintenant, nous avons vécu une période de réaction dans chaque domaine. Il n'y a aucune raison de penser que les livres doivent être épargnés de cette réaction. Le peuple est dans le processus de ce qui élabore pour nous un espace littéraire, aussi bien que des espaces juridiques, économiques et politiques, qui sont complètement réactionnaires, préfabriqués et accablants/écrasants. Il y a ici, je crois, une entreprise systématique que Liberation aurait du analyser. "C'est" "bien pire qu'une censure," a-t-il ajouté, mais cette période de sécheresse ne durera pas nécessairement." Peut-être, peut-être. Comme Nietzsche et Artaud, comme Blanchot et d'autres admirations partagées, Deleuze n'a jamais perdu de vue cette alliance entre la nécessité et l'aléatoire, entre le chaos et l'inopportun. Quand j'écrivais sur Marx au plus mauvais moment, il y a trois ans, j'ai été encouragé d'apprendre qu'il planifiait d'en faire autant pour sa part. Et j'ai relu ce soir ce qu'il avait dit en 1990 sur ce sujet : "... Felix Guattari et moi sommes toujours restés des Marxistes, dans deux manières différentes peut-être, mais ensemble. Nous ne pouvons croire d'une philosophie politique ce qui ne centrerait pas autour de l'analyse de capitalisme et de ses événements. Ce qui nous intéresse le plus est l'analyse du capitalisme comme un système immanent qui repousse constamment ses propres limites et qui toujours les trouve de nouveau à une plus grande échelle, parce que la limite est le capital lui-même. " Je continuerai à recommencer pour lire Gilles Deleuze pour apprendre et je devrai errer seul dans cette longue conversation que nous étions supposés tenir ensemble. Ma première question, je pense, aurait concerné Artaud, son interprétation "du corps sans organe," et le mot "l'immanence" sur laquelle il insistait toujours, pour le faire ou lui laisser dire quelque chose qui, sans doute nous reste encore secret. Et j'aurais essayé de lui dire pourquoi sa pensée ne m'a jamais quitté, pendant presque quarante ans. Comment pourrait-je le faire dorénavant ? Fast Trad Louise D. ------------------- I'll have to wander all alone... By Jacques Derrida Too much to say, and I don't have the heart for it today. There is too much to say about what has happened to us here, about what has also happened to me, with the death of Gilles Deleuze, with a death we no doubt feared (knowing him to be so ill), but still, with this death here (cette mort-ci), this unimaginable image, in the event, would deepen still further, if that were possible, the infinite sorrow of another event. Deleuze the thinker is, above all, the thinker of the event and always of this event here (cet evenement-ci). He remained the thinker of the event from beginning to end. I reread what he said of the event, already in 1969, in one of his most celebrated books, The Logic of Sense. He cites Joe Bousquet ("To my inclination for death," said Bousquet, "which was a failure of the will"), then continues: "From this inclination to this longing there is, in a certain respect, no change except a change of the will, a sort of leaping in place (saut sur place) of the whole body which exchanges its organic will for a spiritual will. It wills now not exactly what occurs, but something inthat which occurs, something yet to come which would be consistent with what occurs, in accordance with the laws of an obscure, humorous conformity: the Event. It is in this sense that the Amor fatiis one with the struggle of free men" (One would have to quote interminably). There is too much to say, yes, about the time I was given, along with so many others of my "generation," to share with Deleuze; about the good fortune I had of thinking thanks to him, by thinking of him. Since the beginning, all of his books (but first of all Nietzsche, Difference and Repetition, The Logic of Sense) have been for me not only, of course, provocations to think, but, each time, the unsettling, very unsettling experience - so unsettling - of a proximity or a near total affinity in the "theses" - if one may say this - through too evident distances in what I would call, for want of anything better, "gesture," "strategy," "manner": of writing, of speaking, perhaps of reading. As regards the "theses" (but the word doesn't fit) and particularly the thesis concerning a difference that is not reducible to dialectical opposition, a difference "more profound" than a contradiction (Difference and Repetition), a difference in the joyfully repeated affirmation ("yes, yes"), the taking into account of the simulacrum, Deleuze remains no doubt, despite so many dissimilarities, the one to whom I have always considered myself closest among all of this "generation." I never felt the slightest "objection" arise in me, not even a virtual one, against any of his discourse, even if I did on occasion happen to grumble against this or that proposition in Anti-Oedipus(I told him about it one day when we were coming back together by car from Nanterre University, after a thesis defense on Spinoza) or perhaps against the idea that philosophy consists in "creating" concepts. One day, I would like to explain how such an agreement on philosophical "content" never excludes all these differences that still today I don't know how to name or situate. (Deleuze had accepted the idea of publishing, one day, a long improvised conversation between us on this subject and then we had to wait, to wait too long.) I only know that these differences left room for nothing but friendship between us. To my knowledge, no shadow, no sign has ever indicated the contrary. Such a thing is so rare in the milieu that was ours that I wish to make note of it here at this moment. This friendship did not stem solely from the (otherwise telling) fact that we have the same enemies. We saw each other little, it is true, especially in the last years. But I can still hear the laugh of his voice, a little hoarse, tell me so many things that I love to remember down to the letter: "My best wishes, all my best wishes," he whispered to me with a friendly irony the summer of 1955 in the courtyard of the Sorbonne when I was in the middle of failing my agregation exam. Or else, with the same solicitude of the elder: "It pains me to see you spending so much time on that institution (le College International de Philosophie). I would rather you wrote..." And then, I recall the memorable ten days of the Nietzsche colloquium at Cerisy, in 1972, and then so many, many other moments that make me, no doubt along with Jean-Francois Lyotard (who was also there), feel quite alone, surviving and melancholy today in what is called with that terrible and somewhat false word, a "generation." Each death is unique, of course, and therefore unusual, but what can one say about the unusual when, from Barthes to Althusser, from Foucault to Deleuze, it multiplies in this way in the same "generation," as in a series - and Deleuze was also the philosopher of serial singuarity - all these uncommon endings? Yes, we will all have loved philosophy. Who can deny it? But, it's true, (he said it), Deleuze was, of all those in his "generation," the one who "did/made" (faisait) it the most gaily, the most innocently. He would not have liked, I think, the word "thinker" that I used above. He would have preferred "philosopher." In this respect, he claimed to be "the most innocent (the most devoid of guilt) of making/doing philosophy" (Negotiations). This was no doubt the condition for his having left a profound mark on the philosophy of this century, the mark that will remain his own, incomparable. The mark of a great philosopher and a great professor. The historian of philosophy who proceeded with a sort of configurational election of his own genealogy (the Stoics, Lucretius, Spinoza, Hume, Kant, Nietzsche, Bergson, etc.) was also an inventor of philosophy who never shut himself up in some philosophical "realm" (he wrote on painting, the cinema, and literature, Bacon, Lewis Carroll, Proust, Kafka, Melville, etc.). And then, and then I want to say precisely here that I loved and admired his way -- always faultless -- of negotiating with the image, the newspapers, television, the public scene and the transformations that it has undergone over the course of the past ten years. Economy and vigilant retreat. I felt solidarity with what he was doing and saying in this respect, for example in an interview in Liberationat the time of the publication of A Thousand Plateaus(in the vein of his 1977 pamphlet). He said: "One should know what is currently happening in the realm of books. For several years now, we've been living in a period of reaction in every domain. There is no reason to think that books are to be spared from this reaction. People are in the process of fabricating for us a literary space, as well as judicial, economic, and political spaces, which are completely reactionary, prefabricated, and overwhelming/crushing. There is here, I believe, a systematic enterprise that Liberationshould have analyzed." This is "much worse than a censorship," he added, but this dry spell will not necessarily last." Perhaps, perhaps. Like Nietzsche and Artaud, like Blanchot and other shared admirations, Deleuze never lost sight of this alliance between necessity and the aleatory, between chaos and the untimely. When I was writing on Marx at the worst moment, three years ago, I took heart when I learned that he was planning to do so as well. And I reread tonight what he said in 1990 on this subject: "...Felix Guattari and I have always remained Marxists, in two different manners perhaps, but both of us. It's that we don't believe in a political philosophy that would not be centered around the analysis of capitalism and its developments. What interests us the most is the analysis of capitalism as an immanent system that constantly pushes back its proper limits, and that always finds them again on a larger scale, because the limit is Capital itself." I will continue to begin again to read Gilles Deleuze in order to learn, and I'll have to wander all alone in this long conversation that we were supposed to have together. My first question, I think, would have concerned Artaud, his interpretation of the "body without organ," and the word "immanence" on which he always insisted, in order to make him or let him say something that no doubt still remains secret to us. And I would have tried to tell him why his thought has never left me, for nearly forty years. How could it do so from now on? Translated by David Kammerman ------------------------------------------------------------------------ Trans. note: Many thanks to both Peggy Kamuf and Katherine Collin for their invaluable suggestions concerning this translation. ------------------------------------------------------------------------- Source http://www.usc.edu/dept/comp-lit/tympanum/1/derrida1.html < n e t t i m e - f r > Liste francophone de politique, art et culture liés au Net Annonces et filtrage collectif de textes. <> Informations sur la liste : http://nettime.samizdat.net <> Archive complèves de la listes : http://amsterdam.nettime.org <> Votre abonnement : http://listes.samizdat.net/wws/info/nettime-fr <> Contact humain : nettime-fr-owner@samizdat.net