Louise Desrenards on Thu, 3 Jun 2004 23:05:23 +0200 (CEST)


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[nettime-fr] La traduction de l'article de Sontag


Voici enfin une version française du texte de Susan Sontag
http://www.google.fr/search?q=susan+sontag&ie=UTF-8&hl=fr&btnG=Recherche+Google&meta=/
grande intellectuelle américaine de la génération de Baudrillard, plus
connue parmi
le monde alternatif pour ses engagements féministes. Il s'agit de l'essai de
circonstance paru
originalement dans le New York Times le 23 mai, sur la torture.

Texte d'une exceptionnelle lucidité sur les Etats-Unis du Patriot Act qui
constitue un véritable appel à la vigilance, au soulèvement actif contre
un monde annoncé peut-être pire que celui de l'univers nazi, du fait de
l'indissociable structure du réel, qu'il produit à la fois comme biopouvoir
et comme biopolitique pour modèle universel et infini de la violence.

Texte référant à deux autres, publiés auparavant sur le danger à
l'actualité du monde, où elle trouve l'extension de sa propre théorie,
conférant pour partie à la psychanalyse ; l'altérité - point de la mort
dans les stratégies symboliques comme dans la théorie freudienne - selon son
dernier ouvrage, récemment paru aux Etats-Unis " A regarder la souffrance
des autres " (j'opte pour le sens " A regarder " s'agissant de
"regarding" dans le cadre du miroir).

Essai se situant aussi en mémoire des travaux de Hannah Arendt à propos du
procès Eichmann à Jérusalem, sur l'ordinaire.

Cette analyse répondrait donc (en reprenant quelques aspects) à l'article de
Jean Baudrillard dans Libération,
"Pornographie de la guerre" qui instruit une compréhension politique du
monde occidental de la révélation iraquienne de l'image, dans l'activité
politique de concepts matérialistes de carnavalisation et de
cannibalisation, émergeants de son dernier ouvrage "Le pacte de lucidité, ou
l'intelligence du mal".

D'autre part Susan Sontag se fonde sur la déconstruction du
reportage du journaliste Seymour M. Hersh "The gray zone", qui par ce moyen
de recherche appliqué au style explore le
les réponses des responsables de la torture ou des décisionnaires
américains devant le Grand Jury ; cette contribution constitue l'équivalent
d'une plongée endoscopique dans la machine de l'Etat et du pouvoir
américains. L'auteur est un des derniers journalistes de la grande tradition
moderne engageant le droit et les libertés, auquel les Etats-Unis doivent la
révélation des massacres commis par l'armée américaine au Viet Nam, qui
avait fait définitivement basculer l'opinion pour le retrait et pour la
paix.

L'article de Susan Sontag entre dans le miroir infini de la violence et de
la guerre, ultime idéologie perdurant du système de la production au terme
du système de la valeur (du système de l'équivalence de la valeur). Si les
conséquences sont terribles justement c'est qu'elles sont sans limite
affectant l'espace et les événements de la vie.

A.

NB / "Les skulls and bones" ne sont pas seulement la loge maçonnique fondée
à
Yale par le grand père Bush où se reconnaissent son fils et son petit fils
près de personnalités tel Bremer, mais aussi Kerry (qui a signé le Patriot
act). Cette loge est fédérée à l'église de scientologie. En somme, on
s'explique que les démocrates n'aient pas commencé par privilégier Kerry.
Les élections américaines seraient un non événement.

Le projet prévu continue à se développer du côté de l'Arabie Saoudite...



    ²Et de ces trois articles, comment pourra t'il naître de renverser le
monde qu'ils décrivent ?


--------

Un passage paraissait problématique, je l'ai simplement rassemblé (à
vérifier avec le texte original en anglais, ce que je n'ai pas fait).

http://quibla.net/guantanamo/guanta25.htm
La galaxie guantanamo



29/05/04 - A regarder (je corrige "Regards") la torture de l'Autre

« En regardant ces images, vous vous demandez : comment quelqu'un peut-il
exulter face à la souffrance et à l'humiliation d'un autre être humain ? »
par Susan Sontag, The New York Times, 23 mai 2004.

Original : Regarding the Torture of Others.
http://www.nytimes.com/2004/05/23/magazine/23PRISONS.html?pagewanted=all&position=/

Traduit de l'anglais par BB pour Quibla.

L'auteur, à 70 ans, est une plus grandes figures vivantes de la littérature
critique des USA. Recevant en octobre 2003 le Prix de la Paix des libraires
allemands
à Francfort, elle avait dénoncé le "programme impérial" de l'administration
Bush, passée selon elle sous le contrôle de l'extrême-droite. Son dernier
ouvrage paru s'intitule « Regarding the Pain of Others » [Regard sur la
souffrance d'autrui].

Elle analyse dans cet essai l'affaire des photos
pornographiques des tortures de prisonniers iraquiens à Abou Ghraïb et ce
qu'elles révèlent de la "vraie nature et âme des USA".



    I.

    Depuis au moins une soixantaine d'années les photos gardent la trace du
jugement qu'on a porté sur les conflits et sur l'importance qu'on leur a
accordés. Le musée de la mémoire occidentale est aujourd'hui surtout visuel.
La photo a le pouvoir inégalable de déterminer ce que nous retenons des
événements et il semble maintenant probable que pour le monde entier la
guerre préventive que les USA ont lancée en Iraq l'an dernier restera
associée aux images des tortures infligées aux prisonniers iraquiens par des
Américains à Abou Ghraïb, la plus infâme des prisons de Saddam Hussein.

La priorité de l'administration Bush et de ses partisans a été de limiter le
désastre au niveau de l'opinion publique - la diffusion des photos - plutôt
que de s'attaquer, dans toute leur complexité, aux crimes politiques et
contre les principes que révèlent ces photos. On a assisté, tout d'abord, au
détournement de l'attention de la réalité pour la porter sur les photos en
elles-mêmes. La première réaction de l'administration a été de dire que le
président avait été choqué et dégoûté par les photos - comme si l'horreur
résidait dans les images et non dans ce qu'elles représentent. Il y a eu
aussi l'évitement du mot « torture ». Au maximum, on veut bien admettre que
les prisonniers ont pu faire l'objet de « sévices », éventuellement «
d'humiliations ». Le secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld a déclaré dans
une conférence de presse : « Mon sentiment est qu'on ne nous a pas reproché
plus que des sévices, ce qui je crois est techniquement différent de la
torture. En conséquence je n'aurai pas recours dans mes propos au mot
'torture'».

Les mots altèrent la réalité, lui ajoutent, lui retirent. Dix ans plus tôt,
c'est l'évitement rigoureux du mot "génocide", alors qu'au Rwanda 800 000
Tutsis se faisaient massacrer en quelques semaines par leurs voisins Hutus,
qui venait signifier que le gouvernement US n'avait pas l'intention de faire
quoi que ce soit. Refuser de désigner ce qui s'est produit à Abou Ghraïb -
et ailleurs en Iraq, en Afghanistan et à Guantanamo - par son vrai nom,
torture, est aussi scandaleux que le refus d'appeler un génocide le génocide
rwandais. Voici une des définitions de la torture donnée par un accord dont
les USA sont signataires : « Tout acte par lequel une forte souffrance,
physique ou mentale, est infligée intentionnellement à une personne dans le
but d'obtenir de lui ou d'un tiers des informations ou des aveux. » (cette
définition est celle de la Convention contre la torture et les autres
traitements et punitions inhumains ou dégradants. Des définitions similaires
existaient déjà dans le droit coutumier, dans des traités, à commencer par
l'article 3 - commun aux quatre Conventions de Genève de 1949 - et dans de
nombreux accords sur les droits de l'homme). La Convention de 1984 proclame
: "Aucune circonstance exceptionnelle, quelle qu'elle soit, que ce soit une
situation de guerre, de menace de guerre ou quelque situation d'urgence, ne
saurait être invoquée comme justification de la torture". Et toutes les
conventions spécifient que la torture comprend les traitements visant à
humilier la victime, comme de laisser des prisonniers nus dans les cellules
et dans les couloirs.

Quelles que soient les actions que cette administration intentera pour
limiter les dégâts causés par l'amplification des révélations sur la torture


des prisonniers à Abou Ghraïb et ailleurs - jugements, cours martiales,
relèvements honteux de fonctions, démissions de hauts membres de l'armée et
de l'administration, fortes indemnités aux victimes - il est probable que le
mot "torture" restera banni. Reconnaître que les Américains torturent leurs
prisonniers entrerait en contradiction avec tout ce que cette administration
a convié l'opinion à croire sur la pureté des intentions US et le bon droit
des USA, qui découle de cette pureté, à entreprendre une action unilatérale
sur la scène mondiale.

Même quand le président a été finalement obligé, comme les dégâts pour la
réputation des USA dans le monde s'étendaient et s'aggravaient, d'utiliser
le mot "désolé", cette mise au point n'a qu'en apparence limité l'atteinte à
l'affirmation US de supériorité morale. Oui, le président Bush a déclaré le
6 mai à Washington, en présence du roi Abdallah II de Jordanie, qu'il était
"désolé pour les humiliations endurées par les prisonniers iraquiens et
leurs familles." Mais, avait-il poursuivi, il "regrettait aussi que les
personnes qui regardent ces photos ne comprennent pas la nature véritable et
l'âme des USA".

Résumer l'action US en Iraq à ces images peut sembler "injuste" à ceux qui
voyaient des raisons valables à une guerre qui a fait chuter un des tyrans
les plus monstrueux des temps modernes. Une guerre, une occupation
comportent inévitablement toutes sortes d'actions. Qu'est-ce qui fait que
certaines actions sont significatives et d'autres pas ? La question n'est
pas de savoir si la torture était pratiquée par des personnes précises
(c'est-à-dire "pas par tout le monde") mais si elle avait un caractère
systématique. La question n'est pas de savoir si une majorité ou une
minorité d'Américains accomplissent de tels actes mais si la nature de la
politique menée par cette administration et les échelons hiérarchiques
chargés de la mettre en oeuvre rendent de tels actes probables.


    II.

    Considérées de ce point de vue, les photos nous renvoient bien notre
image. C'est-à-dire qu'elles sont représentatives du caractère corrompu
inhérent à
toute occupation étrangère, auquel s'ajoute celui propre aux méthodes de
l'administration Bush. Les Belges au Congo, les Français en Algérie
pratiquaient la torture et les humiliations sexuelles sur ces indigènes
récalcitrants qu'ils méprisaient. Ajoutez, à cette corruption fondamentale,
l'impréparation stupéfiante et presque complète des dirigeants US en Iraq
devant les réalités complexes du pays après sa ''libération.'' Ajoutez à
tout ça la doctrine particulière de l'administration Bush, selon laquelle
les USA sont embarqués dans une guerre sans fin et que ceux qui sont arrêtés
au cours de cette guerre sont, si le président le décide, des ''combattants
illégaux'' - une politique énoncée dès janvier 2002 par Donald Rumsfeld pour
les prisonniers membres des Talibans ou d'Al Qaïda - et donc comme Rumsfeld
l'a dit ''techniquement, ils n'ont aucun des droits définis par la
Convention de Genève''. Vous avez là la parfaite recette pour les cruautés
et les crimes commis contre des milliers de personnes incarcérées sans
inculpation ni accès à des avocats dans des prisons administrées par les USA
depuis les attentats du 11 septembre 2001.

Si, donc, la vraie question ne porte pas sur les photos en tant que telles,
porte-t-elle sur ce qu'elles nous révèlent du sort des ''suspects'' sous
garde US ? Non, l'horreur de ce que nous montrent les photos est inséparable
de l'horreur du fait que ces photos aient été prises - avec les auteurs des
tortures prenant la pose, réjouis, avec leurs victimes impuissantes. Pendant
la seconde guerre mondiale, des soldats allemands avaient pris des photos
des atrocités qu'ils commettaient en Pologne et en Russie, mais les clichés
sur lesquels les bourreaux se plaçaient près de leurs victimes sont
excessivement rares, comme on peut le voir dans un livre récent de Janina
Sitruk, ''Photographier l'Holocauste'' Si on veut trouver quelque chose de
comparable à ce que montrent ces photos, ce serait dans certaines des photos
de Noirs lynchés entre les années 1880 et 1930, qui montrent des Américains
tout sourire devant des corps mutilés et dénudés d'hommes ou de femmes noirs
pendus derrière eux à un arbre. Les photos de lynchages étaient des
souvenirs d'une action collective que les participants estimaient
parfaitement justifiée. Il en va de même pour les photos d'Abou Ghraïb.
Les photos de lynchage avaient la nature de trophées - prises par un
photographe pour être collectionnées, placées dans des albums, affichées.
Toutefois, les photos prises par les soldats US à Abou Ghraïb marquent une
inflexion dans l'usage des images - moins objets à conserver que messages à
disséminer, à faire circuler. La possession d'un appareil numérique est
chose commune chez les soldats. Alors qu'autrefois, photographier la guerre
était le domaine attitré des journalistes photo, aujourd'hui les soldats
eux-mêmes sont tous photographes - fixant leur guerre, leurs joies, ce qui
leur semble pittoresque, les atrocités qu'ils commettent - s'échangeant des
images entre eux et en envoyant par emails à l'autre bout du monde.

On constate de plus en plus que les gens enregistrent eux-mêmes ce qu'ils
font. Au moins, voire spécialement aux USA, l'idéal d'Andy Warhol de filmer
les événements de la vie en temps réel - la vie ne fait pas l'objet d'une
scénarisation ou d'un montage, pourquoi devrait-ce être le cas de son
enregistrement ? - est devenue une norme pour d'innombrables sites web sur
lesquels les gens présentent leur quotidien en images, chacun dans son
propre reality show. C'est moi - je suis en train de me réveiller, je bâille
et je m'étire, je me brosse les dents, je prépare le petit déjeuner, j'
envoie les enfants à l'école. Les gens enregistrent tous les aspects de
leurs vies, les stockent dans leurs ordinateurs et les diffusent. La vie de
famille va de pair avec son enregistrement - même et surtout quand la
famille vit une crise ou une situation de tension. Il est certain que cet
incessant filmage mutuel, sur plusieurs années, de conversations et de
monologues a fourni le matériau le plus étonnant de « Capturing the
Friedmans », un documentaire récent d'Andrew Jarecki sur une famille de Long
Island poursuivie pour pédophilie.

Pour de plus en plus de gens, la vie amoureuse et sexuelle est le thème
majeur de l'enregistrement sur photo et vidéo numérique. Et il se peut que
la torture soit perçue comme plus intéressante à enregistrer quand elle a
une composante sexuelle. Le fait que les images de torture soient
entremêlées avec des images pornographiques de soldats US ayant des
relations sexuelles entre eux, est certainement révélateur. En fait, la
plupart des photos de torture ont une composante sexuelle, comme celles
montrant des prisonniers contraints de
pratiquer, ou de simuler, des actes sexuels entre eux. Une exception,
devenue emblématique de la torture en Iraq, est la photo d'un homme forcé à
rester debout sur une boîte, encapuchonné et attaché à des
fils électriques, à qui on avait dit qu'il serait électrocuté en cas de
chute. Pour l'heure, les images de prisonniers placés dans des positions
pénibles ou obligés de rester debout les bras écartés, restent peu
fréquentes. Mais on ne peut mettre en doute leur appartenance à la catégorie
des actes de torture.

Il suffit de lire la terreur sur le visage du prisonnier même si ce
genre de ''pression'' fait partie de ce que le Pentagone situe dans les
limites de l'acceptable. Mais la plupart des photos semblent faire partie
d'une symbiose bien plus étendue entre la torture et la pornographie : la
jeune femme promenant un
homme nu tenu en laisse fait partie de l'imagerie classique de la
domination. Vous devez vous douter à quel point nombre des sévices sexuels
infligés aux détenus d'Abou Ghraïb ont pu être inspirés par l'imagerie
pornographique qu'on trouve sur internet - et que des gens ordinaires
alimentent en envoyant des séquences sur leur propre vie.


    III.

    Vivre c'est être photographié, avoir une trace de sa propre vie, et donc
vivre sa vie en oubliant, ou en faisant semblant d'oublier, le regard
permanent de la caméra. Mais vivre c'est aussi jouer un rôle. Agir, c'est
partager en images ses expériences avec la communauté. La satisfaction
exprimée au sujet des actes de torture infligés à des victimes sans défense,
ligotées et nues n'est qu'une partie de l'histoire. Il y a le plaisir
intense d'être photographié, qui tend de plus en plus à s'exprimer par des
manifestations de joie plutôt que, comme auparavant, dans un regard franc et
direct. Le grand sourire est un sourire adressé à l'appareil photo. Il
manquerait quelque chose si, après avoir fait un tas avec des hommes, vous
ne pouviez pas les prendre en photo.

En regardant ces images, vous vous demandez : comment quelqu'un peut-il
exulter face à la souffrance et à l'humiliation d'un autre être humain ?
Mettre des chiens de garde sur les jambes et les parties génitales de
prisonniers effrayés ?

Obliger des prisonniers menottés, encapuchonnés à se masturber mutuellement
ou à simuler des fellations ?

Et vous êtes assez naïf pour demander, alors que la réponse est évidente, si
des personnes font ce genre de choses à d'autres personnes. Le viol et les
sévices infligés sur les parties génitales sont une des formes de torture
les plus courantes. Pas seulement dans les camps de concentration nazis et à
Abou Ghraïb à l'époque de Saddam Hussein. Les Américains aussi l'ont fait et
le font quand on leur dit de le faire, ou quand on leur fait comprendre que
ceux qui sont complètement en leur pouvoir méritent d'être humiliés et
tourmentés. Ils le font quand ils sont amenés à croire que les gens qu'ils
torturent appartiennent à une race ou à une religion inférieure. C'est
pourquoi la signification de ces photos n'est pas seulement que de tels
actes ont été pratiqués, mais que ceux qui les ont commis n'avaient
apparemment pas la moindre idée qu'il y avait quelque chose de négatif dans
ce que montrent les images.

Plus effarant encore, dès lors que ces photos étaient faites pour être
diffusées et vues par beaucoup de gens : c'était pour le ''fun''
(l'amusement). Et cette conception du "fun" fait hélas de plus en plus
partie - contrairement à ce que le président Bush raconte - de la ''vraie
nature et
âme des USA » ».

Il est malaisé d'évaluer l'augmentation de l'acceptation de la violence au
quotidien aux USA, mais on en a la preuve partout, depuis les jeux vidéos
meurtriers qui sont la principale distraction des garçons - à quand le jeu
vidéo "Interrogez les terroristes'' ? - jusqu'à la violence désormais
endémique dans les rites des groupements de jeunes avec leur brutalité
débridée. Alors que la violence criminelle recule, la recherche du plaisir
facile dans la violence semble s'être développée. Depuis les bizutages des
nouveaux élèves dans les lycées de banlieue - décrits en 1993 dans le film
''Dazed and confused" de Richard Linklater - jusqu'aux rituels d'agression
physique et d'humiliation sexuelle dans les fraternités universitaires et
les équipes sportives, les USA sont devenus un pays dans lequel les
fantasmes et les pratiques de violence sont perçus comme des bonnes
distractions, quelque chose de fun.

Ce qui autrefois était mis à l'index comme pornographique, telle
l'actualisation de désirs sado-masochistes - par exemple dans ''Salo'' le
dernier film (1975) presque insoutenable de Pier Paolo Pasolini, qui
décrivait les orgies de torture dans le bastion fasciste de l'Italie du nord
à la fin du règne de Mussolini - est aujourd'hui banalisé par certains
spectacles en tant que jeux ou conduites à imiter.

" Entasser des hommes nus'' ressemble à une farce de carabin, a dit un
auditeur à Rush Limbaugh et aux millions d'Américains qui écoutent son
émission de radio.

On peut se demander si l'auditeur a vu les photos. C'est sans importance. La
remarque - ou le fantasme ? - tapait dans le mille. Ce qui peut encore
choquer certains Américains, c'est la réponse de Limbaugh : "Exactement!''
s'est-il exclamé.

" C'est exactement mon point de vue. Ce n'est pas différent de ce qui se
passe dans l'initiation des Skulls and Bones [Crânes et Os, confrérie
secrète universitaire dont fait partie George W. Bush, NDLR Quibla] et on va
bousiller la vie de gens pour ça, et on va gêner notre effort militaire et
les enfoncer complètement parce qu'ils ont eu du bon temps''. ''Eux'', ce
sont les soldats US, les tortionnaires. Et Limbaugh de poursuivre : "Vous
savez, ces gens se font tirer dessus tous les jours. Je parle de ceux qui
ont passé un bon moment. Avez-vous jamais entendu parler de la décharge
émotionnelle ?"

Choc et effroi, c'est ce que notre armée avait promis aux Iraquiens. Choc et
effroi, c'est ce que ces photos proclament à la face du monde, que les
Américains ont donné libre cours à un ensemble de conduites criminelles, au
mépris affiché des conventions humanitaires internationales. Désormais les
soldats posent, pouces levés devant les atrocités qu'ils commettent, et
envoient les photos à leurs potes. Les secrets de votre vie privée, que vous
auriez voulu cacher à n'importe quel prix, vous les criez maintenant à
tue-tête pour être invité à les révéler à la télévision. Ce qu'illustrent
ces photos n'est rien d'autre que la culture de l'impudeur et de
l'admiration pour la brutalité extrême.


    IV.

    L'idée que les excuses ou la manifestation de leur "dégoût" par le
président et son secrétaire à la Défense seraient une réponse suffisante est
une
insulte au sens de l'histoire et de la morale de tous. Torturer des
prisonniers n'est pas une aberration. C'est la conséquence directe de la
doctrine de la lutte contre le terrorisme à l'échelle mondiale -"qui n'est
pas avec nous est contre nous"- par laquelle
l'administration Bush a cherché à changer, changer radicalement, le
positionnement international des USA et à remodeler, au niveau national, de
nombreuses institutions et prérogatives.

L'administration Bush a engagé le pays dans une doctrine de guerre
pseudo-religieuse, une guerre sans fin - car "la guerre contre la terreur" n
'est pas autre chose. La guerre sans fin sert à justifier des incarcérations
sans fin. Ceux qui sont retenus dans l'empire pénal extrajudiciaire US sont
des "détenus", des "prisonniers", des mots depuis peu obsolètes, ce qui
pourrait laisser croire qu'ils bénéficient des droits accordés par le droit
international et les lois de tous les pays civilisés. Cette "guerre globale
contre le terrorisme", sans fin, - au nom de laquelle l'invasion, plutôt
justifiée, de l'Afghanistan et l'aventure impossible à gagner en Iraq ont
été conduites rondement sur décret du Pentagone - conduit inévitablement à
la diabolisation et à la déshumanisation de quiconque est défini par l'
administration Bush comme un possible terroriste, définition qui n'est pas
sujette à débats et qui, de fait, est ordinairement imposée en secret
Les charges contre la plupart des personnes détenues dans les prisons d'Iraq
et d'Afghanistan étant inexistantes - la Croix-Rouge rapporte qu'entre 70 et
90 % de ceux qui sont incarcérés semblent n'avoir commis aucun crime autre
que celui d'être au mauvais endroit au mauvais moment, attrapés dans une
quelconque rafle de "suspects" - la principale justification pour leur
détention est l'"interrogatoire". Interrogatoire portant sur quoi ? Sur
n'importe quoi. Sur tout ce que le détenu pourrait savoir. Si
l'interrogatoire est l'objet du maintien indéfini en détention, alors la
coercition, l'humiliation et la torture deviennent inévitables.

Souvenez-vous : nous ne parlons pas de ces cas rarissimes de "bombes à
retardement", qu'on utilise parfois comme situation limite pour justifier la
torture de prisonniers qui savent quelque chose susceptible de faire échouer
l'attentat. Il s'agit de recueil d'informations non particulières et
générales, autorisée par les responsables civils et militaires pour mieux
connaître la nébuleuse de l'empire du mal sur laquelle les Américains ne
savent pratiquement rien, dans des pays où ils sont particulièrement
ignorants. Par principe, n'importe quelle information peut alors s'avérer
utile.

Un interrogatoire qui n'aurait pas amené des informations (quelles que
soient ces informations) compterait au nombre des échecs. Ce qui justifie d'
autant plus de préparer les prisonniers à parler. En les ramollissant, en
leur mettant la pression - ce sont les euphémismes pour des pratiques
bestiales dans les prisons US où les présumés terroristes sont détenus. Par
malchance, comme le notait dans son journal le sergent Ivan (Chip)
Frederick, un prisonnier peut ne pas supporter trop de pression et mourir. L
'image d'un homme dans un body bag avec de la glace sur sa poitrine pourrait
aussi bien être celle de l'homme que Frederick décrivait.
Les photos ne vont pas disparaître. C'est dans la nature du monde numérique
dans lequel nous vivons. En réalité, elles sont apparues indispensables pour
que nos chefs reconnaissent qu'ils avaient un problème sur les bras. Après
tout, les rapports compilés par le Comité International de la Croix rouge,
et d'autres informations par des journalistes et les protestations des
organisations humanitaires contre les punitions atroces infligées aux
"terroristes" et aux "présumés terroristes" dans les prisons de l'armée US d
'abord en Afghanistan, puis en Iraq, circulaient depuis plus d'un an. Il est
douteux que ces rapports aient été lus par le président Bush, le
vice-président Dick Cheney, Condoleeza Rice ou encore Rumsfeld. Apparemment
il a fallu les photos pour éveiller leur attention quand il est devenu clair
qu'on ne pouvait endiguer leur diffusion. Ce sont les photos qui ont rendu
tout ça "réel" pour Bush et ses associés. Depuis, il n'y a eu que des
paroles, beaucoup plus faciles à recouvrir à notre époque d'autoreproduction
et d'autodiffusion numérique illimitée, et tellement plus faciles à oublier.
Donc les photos vont continuer à nous "agresser" - ainsi que beaucoup d'Amér
icains sont portés à le penser. Les gens vont-ils s'habituer à elles ?
Certains Américains affirment déjà en avoir assez vu. Ce n'est cependant pas
l'opinion du reste du monde. Guerre sans fin, flot sans fin de
photographies.

La contre attaque a déjà commencé. Les Américains sont mis en garde contre
le fait de se livrer à un délire d'auto-flagellation. La diffusion continue
de nouvelles photos est considérée par beaucoup d'Américains comme suggérant
qu'ils n'ont pas le droit de se défendre : après tout, ils (les terroristes)
ont commencé. Ils - Oussama Ben Laden ? Saddam Hussein ? Où est la
différence ? - nous ont attaqués les premiers. Le sénateur de l'Oklahoma,
James Inhofe, membre du Comité du Sénat pour les Forces Armées, devant qui
Rumsfeld a témoigné, a avoué ne pas être le seul membre du Comité à se
sentir plus "outragé par l'outrage" des photos que par ce que les photos
montrent. "Ces prisonniers", explique le sénateur Inhofe, "vous savez qu'ils
ne sont pas là pour des infractions au code de la route. S'ils sont dans le
bloc cellulaire 1-A ou 1-B, c'est que ces prisonniers sont des tueurs, ce
sont des terroristes, ces sont des insurgés. Beaucoup d'entre eux ont
probablement du sang US sur les mains, et ici on s'inquiète du traitement de
ces individus". C'est la faute des "médias" qui provoquent, et vont
continuer à provoquer de nouvelles violences contre des Américains partout
dans le monde. Plus d'Américains mourront. À cause de ces photos.
Il y a bien sûr une réponse à cette accusation. Des Américains ne meurent
pas à cause des photos mais à cause des actes que révèlent ces photos, actes
qui surviennent avec la complicité d'une chaîne de commandement - c'est ce
qu'a sous-entendu le général Antonio Taguba, ce qu'a dit la soldate Lynndie
England et (entre autres) ce qu'a suggéré le sénateur Lindsey Graham de
Caroline du Sud après avoir vu l'ensemble des photos présentées par le
Pentagone le 12 mai.

" Certaines ont l'air d'être très travaillées, ce qui me porte à suspecter
la possibilité que d'autres personnes aient eu un rôle de direction ou d'
incitation" a déclaré le sénateur Graham. Le sénateur Bill Nelson, démocrate
de Floride, dit que la version d'origine, non recadrée, d'une photo d'un
entassement d'hommes nus dans un hall - version qui révèle que beaucoup d'
autres soldats étaient présents, certains s'en désintéressant même -
contredit la l'assertion du Pentagone selon laquelle seuls des soldats
dévoyés étaient impliqués. Au sujet des tortionnaires le sénateur Nelson
considère que "d'une manière ou d'une autre, soit on leur a donné l'ordre,
soit on a fermé les yeux". L'avocat du soldat Charles Graner Jr, qui figure
sur la photo, a demandé à son client d'identifier les hommes visibles sur la
version non recadrée; selon le Wall Street Journal, Graner a indiqué que
quatre d'entre eux étaient des renseignements militaires et qu'un autre
était un sous-traitant civil travaillant avec les renseignements militaires.


    V.

    Mais la différence entre la photo et la réalité - comme entre la
manipulation et la politique -peut facilement s'estomper. Et c'est ce que
redoute l'administration. "Il existe encore beaucoup d'autres photos et
vidéos", a reconnu Rumsfeld dans son témoignage. « Si elles sont portées à
la connaissance du public, la situation, c'est certain, deviendra pire ».
Pire pour l'administration et ses programmes, probablement, pas pour ceux
qui sont les victimes actuelles - et potentielles ? - de la torture.
Les médias peuvent s'autocensurer mais, ainsi que Rumsfeld l'a admis, il est
difficile de censurer les soldats à l'étranger; qui n'écrivent plus comme
autrefois de lettres sujettes à la censure militaire qui caviardait les
lignes inacceptables.

À la place, les soldats d'aujourd'hui fonctionnent comme des touristes,
comme le dit Rumsfeld "courant partout avec des appareils numériques,
prenant ces photos incroyables, puis les diffusant, à notre surprise et au
mépris de la loi, aux médias". Les efforts de l'administration pour retirer
ces photos de la circulation s'exercent sur plusieurs fronts. Actuellement,
le débat prend un tour juridique : maintenant les photos sont classées comme
preuves dans de futures affaires criminelles, et les rendre publiques
préjugerait de leur issue. John Warner, président républicain du Comité
sénatorial des forces armées a déclaré, après la projection image par image
des humiliations sexuelles et de la violence faites aux prisonniers
iraquiens, qu'il sentait ''au plus profond de lui-même'' que les nouvelles
photos ''ne devraient pas être rendues publiques. Mon sentiment est qu'elles
pourraient mettre en danger les hommes et les femmes des forces armées qui
servent au prix de grands risques''.

Mais la vraie tentative de limiter la disponibilité des photos viendra des
efforts continuels pour protéger l'administration et couvrir notre mauvaise
gestion en Iraq - d'identifier ''l'opprobre'' jeté sur les photographes à
une campagne pour saper le moral de l'armée US et les objectifs qui lui sont
assignés. Exactement comme le fait de montrer à la télévision des soldats US
tués pendant l'invasion et l'occupation de l'Iraq avait été considéré comme
une critique implicite de la guerre, on considérera de plus en plus comme
anti-patriotique de diffuser de nouvelles photos et de ternir ainsi l'image
des USA.

Après tout, nous sommes en guerre. Une guerre sans fin, et la guerre c'est l
'enfer, bien plus qu'aucune des personnes qui nous ont embarqué dans cette
guerre pourrie ne s'y attendaient. Dans notre galeries des glaces
numériques, les photos ne vont pas s'effacer. Oui, il semble bien qu'une
image vaut bien mille mots. Et même si nos leaders choisissent de ne pas les
regarder, il y aura encore des milliers d'autres clichés et vidéos.
Impossibles à arrêter.



Source : The New York Times, 23 mai 2004

____________________________

Correction: May 23, 2004, Sunday

Because of an editing error, an article on Page 24 of The Times Magazine
today about the photographs of Iraqi prisoners at Abu Ghraib renders a word
incorrectly in a sentence about sexual images. The sentence should read,
''An erotic life is, for more and more people, that which can be captured in
digital photographs and on video'' -- not ''that whither.'' :


Regarding the Torture of Others
By SUSAN SONTAG

Published: May 23, 2004

( Pages 1/4 )


 
 
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