geert lovink" (transmis par nathalie magnan) on Tue, 29 Feb 2000 08:28:16 +0100 (CET)


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Interview with
Hubert DAMISCH
Questions Hans Ulrich Obrist
Paris, November 1999


HUO
Comment envisagez-vous ces notions de Pluridisciplinaire,
Interdisciplinaire, et Trans-disciplinaire ? Sont-elles utilisables? Le
dialogue, en cette fin de siècle, entre les différentes disciplines paraît
nécessaire. Je discutais l'autre jour avec Yona Friedmann qui lui n'est pas
d'accord avec ces notions, et qui les remplace par le global, la pensée
globale.


HD
Dans un premier temps, je serais moi-même tenté de refuser ces notions. La
notion d'"interdisciplinarité" me dérange dans la mesure où il fait place
en elle à l'idée de "discipline". Pour mon compte, je n'ai pas cessé de
lutter contre toute idée de l'histoire de l'art en tant que "discipline"
constituée: une histoire de l'art close sur elle-même, qui ne connaîtrait
que de ses intérêts corporatistes, sans tenir le moindre compte de
l'éclairage qu'elle peut attendre d'autres "disciplines", ni du regard que
celles-ci portent sur elle, une histoire de l'art qui se vivrait comme
autonome, sans jamais s'interroger sur ce qui fait sa spécificité, sa
différence. L'interdisciplinarité reviendrait à demander à la discipline
ainsi entendue de s'ouvrir sur l'histoire, l'anthropologie, la sociologie,
quand ce qui m'importe dans l'art, c'est d'avoir moi-même à m'y ouvrir, à
m'y exposer, à me rendre disponible pour lui, ce qui implique le
renoncement à toute idée de discipline, aussi bien que de maîtrise.
Le renoncement à toute idée de discipline, dans tous les sens du mot, mais
peut-être pas dans tous les sens à la fois. Si j'ai beaucoup travaillé sur
la perspective, c'est qu'avec elle s'est introduite dans la pensée
occidentale l'idée que différents points de vue sont possibles sur le
monde, les choses, les êtres, qui s'excluent les uns les autres. Il n'y a
pas, dans l'ordre de la pensée, de totalisation possible, sauf à en appeler
à Dieu, avec Leibniz, comme au "géométral de toutes les perspectives".

Inter-, trans-, pluri-disciplinarité: je serai plus réservé encore sur
l'usage auxquel ces termes peuvent prêter dans le champ artistique. Les
rapports qu'on peut établir, les relations qui sont susceptibles de se
nouer entre les différentes pratiques qui articulent ce champ (et qui ne
devraient quant à elles avoir rien de "disciplinaire" !), et jusqu'aux
interférences autant qu'aux courts-circuits qui peuvent en résulter, sont à
penser en termes non d'objet, ni même de méthode (ainsi qu'il en va pour
les disciplines scientifiques), mais de médium. C'est là le grand problème
du jour en matière - je dis bien: en matière - d'art.

Si cette notion d'interdisciplinarité, il nous faut cependant la défendre,
au moins dans le champ théorique, c'est dans l'idée justement qu'on ne peut
pas tout faire à la fois. On ne peut simultanément viser une oeuvre d'art
sous son aspect formel, dans son rapport aux institutions et au marché, en
termes d'échange ou de biographie. Je crois au principe d'incertitude dans
les sciences dites humaines, et au premier chef en histoire de l'art, comme
je crois au principe d'incertitude en matière d'art. On ne peut pas tout
faire à la fois. Plus que l'interdisciplinarité, ce qui m'a retenu, c'est
l'idée introduite par Roger Caillois, de "sciences diagonales". Je ne sais
si des sciences (voire des pratiques) de ce genre existent ou peuvent voir
le jour, mais ce qui m'intéresse c'est la diagonale. Tout ce qui fait que,
quand on s'expose à l'art et s'y investit, le moment vient toujours de
prendre la tangente, qu'elle ait nom l'inconscient, ou tout autre nom.

HUO
Est-ce qu'on pourrait parler de séquences, ou de successions ?

HD
L'idée qui a présidé à mon travail sur la perspective, c'est qu'on ne
saurait écrire une histoire de la perspective, mais seulement des histoires
perspectives, des "perspective stories", comme on parle de "détective
stories". Pas d'histoire de la perspective, mais pas d'histoire sans
perspective. J'insiste sur ce point parce que l'interdisciplinarité a
souvent été associée à ce qui me paraît le projet le plus néfaste que
puisse former un historien, celui d'une histoire "totale". Multiplier les
perspectives, sans prétendre à la totalisation (pour ce qui est de la
"globalisation", c'est une autre affaire), c'est faire un premier pas dans
la direction de ce qu'"histoire" veut dire, dans chaque domaine de
recherche, ce dont à vrai dire peu d'historiens se soucient.
Mais plutôt que de diagonale, j'y reviens, c'est plutôt de transversale
qu'il faudrait parler: de tout ce qui prend le sujet - dans toutes les
acceptions du mot - par le travers, et le traverse. Plutôt que
d'interdisciplinarité, je parlerais de transdisciplinarité, en mettant
l'accent sur le trans- ou mieux encore sur le transit, la translation,
voire la transe, mais non sur la transcendance.

HUO
Comment verriez-vous la formule de cohésion dynamique ?

HD
Il n'y a de cohésion qui vaille qu'en devenir. La dynamique peut consister
à passer d'un point de vue à un autre, en étant attentif à ce qu'on y perd
autant qu'à ce qu'on y gagne: un éclairage nouveau portant sur certains
aspects du phénomène ou de l'objet qu'on étudie, et dans le même temps un
aveuglement, n'y ayant pas de perspective qui ne comporte une part
d'occultation. Le mythe qui prévaut aujourd'hui d'une circulation
généralisée, la métaphore du "surfing" nous fait oublier qu'une pensée se
constitue toujours contre quelque chose, comporte une part de refus.
Comme exemple des aspects positifs d'une telle dynamique, je retiendrai la
translation, que d'aucuns s'emploient aujourd'hui à dénoncer. Qu'une
science soit capable d'emprunter ses modèles à une autre science, et de les
transférer, fût-ce au prix de contresens caractérisés, dans le domaine qui
est le sien, c'est là un ressort fodamental de toute pensée, de tout
travail, comme on l'a vu à la grande époque, pas si lointaine, du
structuralisme.

HUO
Dans un entretien, Prigogine me parlait de cette nécessité d'une
conciliation ou d'une réconciliation...

HD
Je ne crois pas à la possibilité d'une conciliation. Il y a des points de
vue, mais aussi des mediums, qui s'excluent les uns les autres. Ce qui
n'interdit pas de jouer de l'un et de l'autre, simultanément, jusqu'au
court-circuit, ou de passer de l'un à l'autre en se conformant à certaines
règles de transformation. La psychanalyse occupe à cet égard une position
stratégique: elle nous donne à penser comment on passe du registre
discursif, verbal, au registre visuel.

HUO
Comment voyez-vous aujourd'hui dans les écoles, dans les musées, dans les
institutions, cette angoisse de l'interdisciplinaire, le problème de
l'angoisse territoriale ?

HD
Chaque discipline doit se défendre, avec le risque de voir l'une ou l'autre
prétendre à s'ériger en discipline dominante. On le constate chaque jour
avec l'histoire, laquelle peut bien nous montrer comment surgissent les
questions, mais ne saurait y apporter de réponses. Faire l'historique d'une
question ne dispense pas de penser, ainsi qu'il arrive trop souvent. Le
fait que certaines disciplines puissent prétendre à une position maîtresse
est un problème essentiellement institutionnel. Toute institution est un
lieu de conflit entre les disciplines qu'elle abrite, chacune tirant
argument de l'"interdisciplinarité" pour tâcher de s'imposer aux dépens des
autres. Au niveau institutionnel, force est d'en arriver à un compromis,
mais qui devrait se fonder moins sur une conciliation des points de vue,
que sur la reconnaissance de leur différence. Comment différents points de
vue peuvent-ils coexister, sans empiéter les uns sur les autres ? Comment
peuvent s'établir des ponts entre les différentes perspectives ? Comment
une perspective, comment un langage, comment un médium peut-il en traverser
un autre ?

HUO
Sur la question de l'institution comme laboratoire, comme réseaux...

HD
Un laboratoire, c'est un lieu d'expérience. Une constante de mon travail
aura été d'en arriver à une forme d'histoire de l'art qu'on pourait tenir
pour expérimentale. Qu'est-ce qui fait qu'un objet se constitue comme un
objet pour nous (je tiens essentiellement à ce "nous", que les historiens
considèrent comme suspect) ? Qu'est-ce qui fait objet, pour nous, dans une
oeuvre d'art ? Toute recherche sur l'art est nécessairement expérimentale
dès lors que la relation qu'on entretient avec une oeuvre ou un cycle
d'oeuvres présente une dimension temporelle, s'inscrit dans le temps. On
travaille sur des souvenirs, des reproductions, des livres. Mais la vraie
expérimentation prend place au contact de l'oeuvre, au moment des
retrouvailles. L'expérience du musée est à cet égard irremplaçable: j'en ai
fait l'épreuve quand il m'a été donné de puiser à mon gré dans les
collections du musée Bojmans van Beuningen, à Rotterdam, pour les besoins
d'une exposition qui se présentait comme une perspective ludique sur le
musée. On s'aperçoit qu'on ne fait pas ce qu'on veut avec les oeuvres, et
qu'on en dispose moins qu'elles ne disposent de nous. Il y a là comme
l'épreuve d'une discipline, mais d'une discipline qui procède de l'objet
lui-même, et n'est pas le fait du savoir ou du mode de connaissance qui
s'en empare. C'est l'objet qui nous enseigne comment on doit en user avec
lui. Ce qui rejoint d'une certaine manière la pratique même de l'art, dans
ce qu'elle a d'une expérimentation continuée.

Il y a trente ans, j'ai écrit la moitié d'un livre sur les fresques de
Signorelli à Orvieto, en y mêlant l'analyse du fameux lapsus de Freud sur
le nom de Signorelli, sur laquelle s'ouvre La Psychopathologie de la vie
quotidienne de ce même Freud, et qui l'aura conduit à prêter attention à la
façon dont un sujet peut en venir à s'impliquer, lui et ses affaires
intimes, dans un texte, un poème ou une oeuvre d'art, au point de
commettre, en les récitant ou les évoquant, des erreurs qui prennent valeur
de symptômes. Ce livre, je le reprends aujourd'hui, pour me demander
comment j'ai pu moi-même m'impliquer pendant trente ou quarante ans dans
une recherche dont le terme était constamment différé. Bien sûr, il est des
objets avec lesquels on n'en finira jamais. L'expérience commence
précisément là. On peut bien jouer aux cartes avec les oeuvres, comme le
faisait Malraux; on ne le peut plus au musée. Sauf peut-être avec les
dessins, ainsi que je m'y suis essayé à Rotterdam. Mais jouer avec la Tour
de Babel de Breughel, face à un Mondrian, c'était là une autre affaire, et
qui m'importait d'autant plus que la chose avait à voir avec la différence
des langues, la différence des perspectives, autant qu'avec le manque sur
lequel elle se construit.

HUO
C'était une phrase de Kafka, je crois...

HD
Oui, la tour se construit, comme le donne à voir Breughel, en excavant le
sol pour en extraire les matériaux nécessaires à sa construction: elle fait
le vide sous elle, pour s'ériger. Babel, c'est tout à la fois le mythe de
la diversité des langues qui rend impossible toute entreprise collective,
toute globalisation, et la prise de conscience du fait que cette même
diversité des langues fait la condition de tout travail discursif, tout
comme la diversité des médiums fait la condition de tout travail
artistique. Il faut imaginer Babel heureuse - disait je crois Roland
Barthes.

Mais revenons à l'exposition de Rotterdam. L'idée qui a présidé à cette
série d'expositions à laquelle ont participé Harald Zeeman, Bob Wilson,
Peter Greenaway, Hans Haacke et moi-même, était de demander à différentes
personnes de puiser dans les collections du musée pour monter une
exposition qui viserait à les présenter sous un jour nouveau tout en
brouillant les frontières "disciplinaires"
correspondant aux différents départements de l'institution.
La solution à laquelle je me suis rallié pour ma part consistait à jouer
avec les oeuvres en en usant comme d'autant de pièces d'un jeu d'échecs ou
de cartes d'un jeu de cartes

HUO
Et l'exposition du Louvre organisée autour du dessin ?

HD
Cette exposition s'inscrivait dans la ligne des "Partis-pris" patronés par
le Cabinet des Arts Graphiques, lequel constitue, à l'intérieur du musée
"global", une unité marginale et qui sait jouer de cette marginalité. C'est
par le détour du dessin qu'ont pris place au Louvre un certain nombre
d'expositions que je qualifierai de réflexives ou de spéculatives, confiées
à des personnalités telles que Jacques Derrida ou Jean Starobinski, pour ne
citer qu'eux. Des expositions qui prenaient le musée, et non pas le seul
cabinet des dessins, par le travers.

HUO
Et cette exposition était-elle thématique ?

HD
Thématique non, mais expérimentale, certainement. Avec pour point de départ
une question empruntée à Wittgenstein: comment un concept en vient-il à
passer dans ce qu'on voit ? De quelle conséquence un concept peut-il être
sur notre vision ? Et par exemple le concept de "trait": qu'est-ce que le
concept de "trait" nous donne à voir dans un dessin ? Mais aussi: comment
ce concept résiste-t-il à ce qu'on voit ? L'exposition s'ouvrait sur le
"trait de pinceau" tel qu'il a cours dans la peinture chinoise. Soit
quelque chose de très différent de ce que nous entendons par "trait" en
Occident. Le trait de pinceau effleure le papier, il a une épaisseur, une
densité chromatique, là où en Occident le trait se présente comme une
incision linéaire pratiquée à l'aide d'un instrument pointu. Ce que le
concept nous donne à voir, c'est d'abord des différences. On ne peut le
penser qu'en termes de différences, de variations.

Pour en revenir à un musée comme le Bojmans, on ne peut que déplorer
l'aspiration de chaque département du musée à l'autonomie. Dans le cadre de
l'institution, l'interdisciplinarité est un mythe. Chaque département tend
à s'affirmer et à s'étendre aux dépens des autres, à la limite à
revendiquer son indépendance, sans comprendre que la grande chance d'un
musée de dimensions moyennes, et qui dispose d'une belle collection
ancienne, avec quelques pièces majeures, de remarquables collections d'art
décoratif, mais aussi de collections d'art moderne et contemporain, est de
nous donner à voir, concrètement, comment l'accès à l'art du passé est
commandé par la relation qu'on entretient avec celui du présent, qu'on
l'accepte ou le refuse. Le grand anthropologue Marcel Mauss disait qu'une
civilisation se définit autant par ce qu'elle accepte que par ce qu'elle
refuse. Le musée en offre une bonne illustration.


HUO
Cela nous ramène au musée. Dans votre texte, si j'ai bien compris, vous
dîtes que le musée n'est qu'une vérité. Il y a ce qui est vu dans le musée,
et ce qui ne l'est pas.

HD
Un musée est le produit d'une histoire, laquelle se réduit pour une part à
une série d'accidents. C'est ainsi que le musée Bojmans fait une part
importante au surréalisme, alors que ses collections d'art abstrait sont
relativement restreintes, ce qui est chose exceptionnelle en Hollande. Le
musée est le produit d'une histoire, et il ne peut prétendre à tout
couvrir. Ses manques même font partie du jeu. Si la métaphore du jeu
d'échecs a retenu mon attention, c'est qu'on peut envisager une partie soit
comme une succession de coups, soit comme une suite de positions sur
l'échiquier. Une partie fait système en chacun de ses moments, à telle
enseigne qu'un joueur bien entrainé qui interviendrait en cours de partie
n'aura pas besoin de savoir ce qui s'est passé antérieurement pour décider
de la suite des opérations: il lui suffit d'étudier la position telle
qu'elle se présente à ce moment-là.
Reste que le musée n'est pas un jeu à information complète. Il ne montre,
comme vous le dîtes, qu'une partie de ses collections. Même quand Malraux a
fait sortir les réserves du Louvre, ou Hans Haacke celles du Bojmans,
c'était toujours en tant que "réserves" qu'elles étaient données à voir. Ce
qui implique un choix, comme le voulait le titre de mon exposition: Moves,
ou comment un coup se ramène à un choix entre plusieurs mouvements
possibles. Mon ami Yve-Alain Bois a bien vu le rapport que cette exposition
entretenait avec celle d'Andy Warhol, Raid the Ice-box 1 with A.W.,
présentée à Rhode-Island en 1969. Si je puis me risquer à cette
comparaison, la différence résidait dans le fait que là où Warhol
prétendait ne pas choisir et s'en remettre au hasard pour présenter une
accumulation erratique d'objets, ma propre sélection impliquait au
contraire une série de choix explicites, et limités en termes de médium,
encore que le médium filmique y ait eu sa place. A partir d'un petit nombre
de pièces qui ont bientôt fait système, j'ai travaillé à construire une
position, en m'aidant des suggestions que m'apportaient ceux des
conservateurs qui ont accepté d'entrer dans le jeu, et jusqu'aux
techniciens associés à l'opération.


HUO
Comment voyez-vous la mutation des fonctions des musées ?

HD
Le musée assume désormais des fonctions qui étaient auparavant celles des
Salons, à commencer par la présentation des production les plus récentes
(en France, les musées sont apparus relativement tardivement, le Salon
occupant toute la place). Ce qui aura fait l'originalité du Museum of
Modern Art de New York, c'était le projet de constituer une collection
portant sur un objet qui n'était pas encore reconnu pour ce qu'il était -
l'art moderne - tout en lui assignant la même valeur formatrice que le
musée classique reconnaissait à l'art ancien. Ce faisant, son directeur,
Alfred Barr, a jeté les bases d'une culture qui devait permettre
l'extraordinaire essor de l'art américain dans les années Cinquante. Tel
qu'il a été réaménagé depuis lors, le MOMA a malheureusement tout effacé du
dispositif conçu par Barr: un
dispositif non-linéaire, dans lequel on pouvait aller son chemin à sa guise
en fabriquant sa propre histoire, sans cesse remise en question, avec la
volonté affirmée de ne pas imposer au spectateur des catégories toutes
faites. La transversalité y était reine. A ceci près qu'après le
foisonnement du début du siècle, on devait en passer par un étroit couloir
obscur au fond duquel était accroché une toile de Mondrian, sur quoi on
tournait à droite où s'ouvrait une salle emplie de Paul Klee: la découverte
de l'abstraction. Le tout complété par les deux grandes expositions
organisées par Barr, celle sur le cubisme et l'art abstrait, en 1935, et
l'année suivante, celle sur Dada et le surréalisme: la culture américaine
aura été le fruit du rapprochement entre ces deux univers tenus en Europe
pour antagonistes.
L'histoire de l'art vit sur l'idée qu'on ne saurait comprendre les oeuvres
qu'à les replacer dans leur contexte d'origine. Pour moi, la vraie question
serait plutôt de savoir comment une oeuvre, une fois soustraite à son
contexte, ne perd pas tout de ses pouvoirs, de son activité, de sa
virulence. Comment elle peut gagner à être présentée dans des conditions
résolument anachroniques et sous des perspectives imprévues. J'ai vu l'an
passé à Rome les trésors du Capitole exposés dans une ancienne centrale
électrique: le résultat était étonnant; on pouvait monter sur des
passerelles pour considérer les sculptures sous des angles insolites (à
Rotterdam, mon souci aura été de permettre aux spectateurs de tourner
autour des peintures, de le regarder par la tranche).

HUO
Comment voyez-vous les nouvelles perspectives pour les musées ?

HD
Je n'ai rien contre les musées, sinon le mal endémique qui les porte à
s'étendre indéfiniment, à vouloir tout couvrir. A preuve, le contresens
qu'a constitué pour le Metropolitan Museum la prétention de s'ouvrir à
l'art moderne, avec pour effet de réduire le présent à une simple rubrique
muséographique. De même pour le Musée d'Orsay, où l'histoire se rejoue à
l'envers: les pompiers à l'étage noble, L'Olympia dans la cave, Cézanne et
Seurat sous les combles. La force du MOMA aura été de jouer le jeu de la
modernité jusque dans ses excès, mais aussi ses limites. Avec les effets
qu'on a dit.

HUO
Il faudrait donc que les musées se limitent ?

HD
Pas nécessairement. On ne peut que prendre acte de leur extension
inéluctable. Mais il n'en est que plus nécessaire de sauvegarder les musées
de moyenne importance, ceux dans lesquels l'articulation entre le passé et
le présent, les pratiques classiques et les noveaux médias, constitue un
enjeu véritable.

HUO
Pouvez-vous me raconter votre première rencontre avec Rem Koolhaas?

HD
Nous nous sommes liés d'amitié à l'université Cornell, en 1972, quand nos
épouses respectives écumaient les magasins d'antiquités des environs
d'Ithaca (NY) à la recherche de cartes postales pour nourrir les dossiers
de Rem, lequel travaillait alors à la rédaction de New York Délire. J'ai
réussi à faire publier ce livre en France, où il a connu sa première
édition. Il s'agit-là pour moi d'un ouvrage fondamental: après le Paris,
capitale du XIXe siècle, de Benjamin, le "New York capitale du XXe siècle"
de Koolhaas. Que peut-on apprendre sur un siècle en prenant une ville pour
paradigme? Une ville qui, dans son développement, en aura affronté tous les
problèmes, mais aussi tous les fantasmes. Rem l'a montré admirablement, en
désignant tout ce qui, dans la fabrication de New York, relève de
l'inconscient. La ville comme "objet social total", qui nous oblige à la
considérer sous divers angles tout en sachant qu'on ne saurait l'épuiser,
et moins encore le maîtriser. La ville en devenir, un devenir qu'il nous
faut prendre en compte sans préjugés, et mieux encore, sans en pré-juger,
en foction d'une idée toute faite de ce que doit être une ville pour en
mériter le nom. Ce que Rem s'emploie à faire, avec un courage indéniable,
et au prix de beaucoup d'incompréhension.
        Notre rencontre s'est opérée sous le signe du refus de l'idéologie
post-moderniste, et de notre volonté commune de prendre en compte
l'héritage de ce siècle, pour le meilleur et le pire.

HUO
Comment voyez-vous ces mutations de la modernité ?

HD
Il en va du concept de "ville" comme de celui de "trait". Comment  ce
concept informe-t-il notre perception de la réalité urbaine ? Et comment y
résiste-t-il ? Plutôt que de nous en tenir à une idée toute faite de la
ville, prêtons attention à ce qui se passe, ce qui devient. La Hollande se
transforme en un ensemble urbain unique, la Chine multiplie ses propres
pôles et formes d'urbanisation. De pareils développements nous obligent à
revoir ce qu'il convient d'entendre par "ville" sans pour autant en récuser
le concept. Qui peut dire ce qu'est aujourd'hui la ville ? Tout ce qu'on
peut faire, c'est de prendre en compte les différentes expériences, les
comparer, en refusant toute généralisation a priori. Changer de concept ne
servirait de rien; mieux vaut en mesurer l'élasticité, vérifier jusqu'à
quel point on peut l'étirer, le distordre. Il faut rendre aux concepts leur
souplesse, leur élasticité, jouer avec eux. Ceci vaut pour le concept de
ville comme pour celui de musée.

HUO
L'idée de passer une nuit dans un musée...

HD
Cela m'est arrivé, quand je travaillais au Centre de Recherches de la
National Gallery, à Washington. Et je me souviens d'une visite matinale au
musée du Bardo, à Tunis. C'était un lundi, jour de fermeture, et l'on y
lavait les mosaïques romaines à grande eau. On les voyait surgir, brillant
de toutes leurs couleurs. Je cultive le fantasme d'une écriture de
l'histoire de l'art qui réactiverait les oeuvres du passé comme l'eau sait
le faire des mosaïques anciennes. Tout le contraire d'une restauration...

HUO
Quelle est votre ville préférée ?


HD
Paris et New York, à égalité, chacune à son tour. Et quelques petites
villes d'Italie, pour l'incroyable variété qu'autorise le modèle. Si je
devais m'en tenir à l'architecture de notre temps: Chicago.

HUO
Paris, capitale du XIXe siècle; New York, capitale du XXe siècle. Est-il
trop tôt pour dire ce que sera la capitale du XXIe siècle ?

HD
Quelle elle sera, oui. Pour ce qu'elle sera, on peut dès à présent formuler
quelques hypothèses. Et faire sa part à l'utopie.

HUO
Quant au projet non réalisé, quel est votre projet non réalisé que vous
auriez voulu voir réalisé ?

HD
Je pense aux projets non réalisés de Rem Koolhaas, et à la façon dont ils
refont surface dans d'autres projets qui, ceux-là, pourront voir le jour
pour les mêmes raisons qui auront d'abord conduit à les refuser. C'est
ainsi que Rem pourrait bien reprendre à Seattle partie des principes qu'il
avait mis en oeuvre dans son projet pour la Très Grande Bibliothèque. C'est
là pour moi le type du grand projet non réalisé et qui fonctionne
d'inégalable façon au titre de modèle. Ce projet collait parfaitement à ce
qu'il en e
st du travail intellectuel tel que je l'entends, au lieu que la
TGB telle qu'elle a été réalisée perpétue le partage du savoir en grands
ensembles disciplinaires et rend difficile toute communication
transversale. Dans le projet de Rem, les salles de lecture flottaient comme
en état d'apesanteur dans le volume de la bibliothèque, à l'intérieur de la
masse des livres. Je ne dis pas qu'il n'y avait qu'à tendre la main pour
les atteindre, mais on était plus proche d'un fonctionnement en réseau.
Encore fallait-il, pour seulement le percevoir, être à même de lire un
plan, de comprendre un projet, et avoir quelque idée du travait
intellectuel!

Pour ce qui est de mes propres projets, si j'ai si longtemps remis d'écrire
sur Signorelli, ç'aura sans doute été, inconsciemment, dans l'idée de m'y
impliquer de tout autre façon qu'on ne le fait généralement quand on
choisit un objet d'étude. On verra ce qui en résultera. Mais un autre
projet m'a occupé ma vie durant. Peut-être aurai-je le temps de le mener à
bien (je dis cela pour souligner l'injustice qui permet à certains de vivre
un peu plus longtemps que d'autres, et qui aura voulu que disparaisse celui
qui fut mon maître, Maurice Merleau-Ponty, avant qu'il ait pu accomplir le
grand virage qu'annonçait son enseignement au Collège de France). Ce projet
s'inscrit sous le titre de ce que je nomme une archéologie graphique, dans
sa différence d'avec une archéologie de l'idéologie ou du savoir telle que
l'ont pratiquée Georges Dumézil ou Michel Foucault. Il s'agirait de mettre
au jour, dans une perspective comparative, les grandes formes graphiques
qui sous-tendent dans les diverses cultures le travail de pensée. Pour en
revenir au jeu d'échecs, il est avéré que l'Occident n'a pas utilisé la
forme "grille" de la même façon que l'a fait la Chine; les occidentaux
disposent les pièces du jeu sur leurs cases respectives, les Chinois les
placent à l'intersection des lignes et jusque sur les bords de l'échiquier,
ce qui implique une tout autre idée de la limite: comme si le jeu pouvait
prendre place sur les limites, là où en Occident il n'a de sens qu'à y être
contenu.

HUO
Et c'est un projet qui va au delà de l'échiquier ?

HD
Oui, mais qui lui est constamment lié au titre de modèle. L'échiquier est
apparu en Inde deux millénaires avant que ne fût inventé le jeu d'échecs:
il a servi pour d'autres formes de jeu, de poursuite, ou de position. Cette
forme, récurrente dans l'histoire, a connu des fortunes structurales très
variées (Wittgenstein définissait la forme comme la possibilité de la
structure). Le jeu d'échecs a servi de modèle d'histoire: le Livre des
Echecs amoureux de Jacques de Cessoles a été l'un des ouvrages les plus
répandus au Moyen Age, que l'on  peut lire indifféremment comme une
initiation au jeu d'échecs considéré comme la métaphore de la vie en
société, ou comme une approche de la vie sociale, et d'abord de la guerre,
dans les termes du jeu d'échecs. Mais la fortune de la grille s'étend bien
au delà de ses versions ludiques; la ville grecque s'est construite sur une
grille ouverte, la ville romaine dans les limites d'une grile fermée, close
sur elle-même. C'est une queston que de savoir sous quelle espèces la
grille est encore aujourd'hui au travail, en sous-oeuvre - ou, comme on le
dit aux échecs: en sous-jeu -, dans les développements urbains dont nous
avons à connaître. Une grille n'est pas nécessairement orthogonale, et même
une grille orthogonale prête à des déformations, ainsi qu'il en va,
jusqu'au vertige (et jusqu'au Vertigo de Hitchcock) sur les collines de San
Francisco. Un des acquis de New York Délire est d'avoir montré la puissance
de la grille dans la genèse et le fonctionnement du dispositif new-yorkais.
Si j'hésite entre Paris et New York, c'est que je penche pour la grille,
dont me plaît l'arbitraire total. Formellement autant que généalogiquement
parlant, je vois la bibliothèque à laquelle songe Rem comme une manière de
grille repliée sur elle-même, une grille feuilletée, sinon involutée...





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