Bertrand Gauguet on 6 Aug 2000 10:40:23 -0000


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[Nettime-bold] Entretien avec Frédéric Madre par Bertrand Gauguet


Pleine-Peau.com: Revue hypermedia internationale impliable
 

Entretien avec Frédéric Madre par Bertrand Gauguet
 
 
 

Bertrand Gauguet: Frédéric, quels rapports entretiens-tu avec l'art?

Frédéric Madre: Je me suis toujours intéressé à l'art, évidemment, comme consommateur. Je visite régulièrement les expositions, je lis Art Press, enfin, je
l'achète... Mais ce qui m'intéresse le plus dans l'art, ce sont ses rapports à la culture populaire (c'est le "thème" du dernier pleine-peau): la science-fiction, le
rock, la bande dessinée, la pornographie, le cinéma, le polar, la politique. C'est le mélange entre ce qui est populaire au point d'en devenir suffocant, et les
rapports entre la popularité et l'ultra confidentiel: "l'underground". Comment ça passe de l'un à l'autre et comment les thèmes de l'avant garde apparaissent
subitement comme à la mode, se généralisent et puis disparaissent. Je privilégie avant tout le changement et la nouveauté, la révolution et la destruction
régénératrice alors que le monde de l'art est résolument conservateur! Celui de la musique, par exemple, est en perpétuel reconfiguration. Tout change
pratiquement d'une semaine à l'autre ce qui donne l'occasion radicale de changer de motif de t-shirt et d'ennemis... c'est à dire tout ce que j'aime!

B.G.: Et comment retrouves-tu cette culture populaire sur le Net? Crois-tu qu'elle peut être apte à véhiculer d'autres significations sur notre vie, notre
imaginaire?

F.M.: L'explosion de la créativité sur le net est le fait exclusif de la culture populaire, c'est de la homepage des débuts, par exemple, que toute l'industrie de la
pornographie s'est inspirée. C'est des photos de vacances, des histoires bizarres ou communes que les individus rapportent, du désir forcené de s'exprimer
librement même si a priori "ça n'intéresse personne"... ce sont de tous ces espoirs-là dont je m'inspire. De la possibilité extraordinaire de devenir une super
star en mettant en ligne 2 pages HTML bien senties et que de ces possibilités d'expression directe découle une remise en cause de, euh, tout!

B.G.: Dans ce contexte, est-elle encore plus accessible, ou bien subit-elle des mutations?

F.M.: Il y a un renouvellement constant des formes d'expression sur le net. Des mouvements, des genres. En ce moment je fais un "weblog" à
http://2balles.cc, par exemple, qui est une forme qui n'existait pas en tant que telle il y a 3 ans et qui maintenant comporte des milliers de microstars.

B.G.: Comment est né le désir ou l'idée de travailler sur un projet tel que Pleine-peau.com?

F.M.: Conjuguée à la facilité du web, Pleine-peau est née de l'impression d'avoir des choses étranges et dérangeantes à dire et de ne voir ces choses dites ou
montrées nulle part. On créé un site en une heure avec une carte bleue, on l'entretient comme on veut, tout le temps et jamais aussi bien. En fait, au départ, on
a pensé que c'était tellement plus facile que de créer un magazine papier, moins cher, plus marrant, plus immédiat, plus nouveau... sans oublier les vrais
motivations: l'amour et la révolution!

B.G.: Peux-tu décrire le moteur actuel de ce projet?

F.M.: Je n'utilise pas le mot de projet, c'est du vocabulaire de l'art, non ? Le projet Pleine-peau.com n'est pas plus de l'art que ça n'est autre chose. C'est une
revue hypermedia mais le moteur? S'exprimer? Echanger une absence. Je pensais aujourd'hui sortir dans la rue. Le moteur... être une star que personne ne
connais.

B.G.: En quoi le format de l'édition en ligne est-il intéressant pour toi? constitue-t-il une passerelle avec l'art?

F.M.: Ce que je constate, c'est que quand on ne sait pas désigner ou définir, on dit souvent que c'est de l'art. C'est une facilité qui se comprend mais je ne
suis pas obligé d'être d'accord. Je n'ai (et je crois
que personne n'a) interêt à ce qu'on pense que c'est de l'art, sinon, ça rentre dans un circuit avec ses propres références et ses figures imposées que je ne
connais pas et dont je me fous bien. Quand je les croise, j'essaye de les éviter comme la peste. Je dis que je lis Art Press mais ça fait plusieurs mois que je ne
l'ai pas lu! J'avais d'ailleurs commencé à faire quelque chose pour un email: c'était de recopier tous les noms propres d'un numéro d'Art Press du début à la
fin. Art Press, c'est un annuaire sans numéro de téléphone... mais je l'aime bien pouquoi? Heureusement, il y a Bellmer, il y a Journiac, il y a beaucoup de
morts de l'art dont les cadavres embaument nos vies. Mais heureusement, il y a Suzi Quatro, aussi.

B.G.: Le format de l'édition est un espace à parcourir. Dans le cas de pleine-peau, c'est aussi une sorte de labyrinthe hypermédia dans lequel il est possible de
construire son propre récit...

F.M.: Il est toujours possible de construire son propre récit, et à mon avis, encore plus dans un labyrinthe que dans un espace sur-flêché comme cnn.com ou
culture.fr. Le net est plus qu'un labyrinthe, c'est un dédale à n dimensions. Pleine-peau c'est un point de transition qui est là dans ce gigantesque merdier
extatique. On ne fait que passer.

B.G.: Les délimitations entre art et non-art sont parfois bien minces sur le Web. Beaucoup d'artistes jouent d'ailleurs de cette conjoncture. En quoi ce
phénomène t'intéresse-t-il aussi?

F.M.: Il se trouve que l'on m'a attribué l'étiquette d'art(iste) sans que je ne demande rien à personne (ou si, mais je ne veux plus m'en rappeler!). Pour moi,
c'était un peu mythique qu'on puisse dire que je suis un artiste. Ca fait plaisir et puis après, comme tout, j'ai envie de m'en débarasser. Pas  besoin de ça: j'ai
envie qu'on ne me comprenne pas (tu vois?). Je pense que les cinéastes et les musiciens ne passent pas leur temps à dire qu'ils sont des artistes, je crois
fermement que nos pages sur le web ont plus à voir avec le cinéma et la musique, la littérature même, qu'avec les "arts plastiques" où, là, les artistes se
ramassent à la pelle. Les non artistes sont de pires emmerdeurs que les artistes, surtout ceux qui viennent de se mettre sur internet, quelle plaie, je crois que ça
tient à leur volonté d'intégrer le monde de l'art résolument alors qu'il est préférable de faire les choses qu'on a envie de faire et surtout de savoir pourquoi.
Dans mon cas, c'est une question de conscience de classe.

B.G.: Pour le lancement du dernier numéro de Pleine-peau, tu as pratiqué le détournement de site tout comme 0100101110101101.org et bien d'autres artistes
activistes (Heath Bunting, Mongrel, Vuk Cosik, etc.), que peux-tu dire à ce sujet?

F.M.: Mmm, je crois voir à quoi tu fais référence (les trucs sur lesquels il y avait écrit pleine-peau partout). C'était juste un opportunisme pour faire de la
promotion. J'ai utilisé un site qui était basé sur le film "dans la peau de john malkovich". Avec ce site, on pouvait transformer l'apparence d'autres sites en
remplaçant tout les textes par "malkovich!" ou par ce qu'on voulait. J'ai reçu cette info, je suis allé voir le site et en 5 minutes, j'ai bâti ce que je voulais faire
avec. Ce qui m'amuse, c'est qu'on pense ensuite que c'est de moi! Le web est fait de cette incompréhension gigantesque et de repiquages monstrueux.
Souvent, on pense que j'ai dit ceci ou cela dans des messages, alors que c'est faux la plupart du temps! Il y a une mythologie qui se construit sur certaines
personnes, le net est d'ailleurs le lieu de toutes les rumeurs: récemment, on m'a accusé d'être des renseignements généraux... Souvent, aussi, on pense que je
suis "porculus", un ami à moi. Alors on se téléphone et on se demande pourquoi! On ne sait toujours pas. C'est mystérieux et c'est parfois utile. Sur internet,
j'arrive à me faire des ennemis; dans la vie ça m'est impossible... ce qui est un gros handicap.

B.G.: Comment imagines-tu le comportement de l'internaute? Quelle expérience cherches-tu à lui proposer?

F.M.: C'est un sujet qui me passionne. J'imagine qu'il ne sait pas où il arrive. Il sait comment il y est venu et moi je ne le sais pas. Ce qui m'intéresse, c'est
que je ne sais pas pourquoi il est là. Pleine peau n'étant qu'un point aléatoire, ce parcours intègre tout un tas de choses dont je n'ai pas idée: où il se trouve,
avec qui, combien de temps a t-il à consacrer à cette visite, etc. J'espère seulement qu'il en repartira avec l'experience de la différence, au minimum
l'incompréhension, au mieux le doute... l'irritation si possible, le dérangement.

B.G.: Chercherais-tu à l'entraîner dans une fiction?

F.M.: Uniquement, oui. Je crois à l'infini pouvoir des fictions de transformer le monde. Je crois que les theoriciens sur internet doivent disparaitre, internet
est un lieu de pratique pure, et que si theorie il y a, elle ne peut survivre que si elle adapte sa forme au milieu dont elle parle. C'est pourquoi une liste comme
nettime est devenue un cimetière des éléphants, elle ne fonctionne ni comme une mailing list, du fait de son inadaptation technique à son discours et à son
audience, ni comme quoi que ce soit d'autre qu'une adresse. Comme quand on se fait domicilier sur les champs-élysées. La théorie sur laquelle je m'appuie
existe bien, mais dans des livres.

B.G.: Et la mailing list Palais-Tokyo?

F.M.: La liste palais-tokyo n'existe plus, je l'ai fermée comme j'ai dit que je le ferais s'il n'y avait plus moyen (de respirer, de changer, de s'adapter, de
s'amuser, d'évoluer, de déconner) et justement pour démontrer qu'il faut savoir terminer les choses et d'autant plus si elles sont les meilleures, car je ne
connais pas de mailing list qui aie été aussi belle que celle là. Ce fut chaotique, cette fin, et après tout aussi sublime et dérangeant que sa vie.

B.G.: Globalement, comment définis-tu ton travail?

F.M.: snob et désesperé.
 
 

http://www.pleine-peau.com

http://2balles.cc


Bertrand Gauguet - Juillet 2000